top of page
Rechercher

LE SANG DE L'AUBE

  • Photo du rédacteur: Sophie Royer
    Sophie Royer
  • 21 févr. 2022
  • 4 min de lecture

En ce jour de janvier 1756, l’aurore est pesante à l’orée du bois. Une odeur de mort s’immisce. Le grand saule tremble. L’horreur a semé le fruit âcre de sa vengeance tout près du petit village assoupi. La brume épaisse envahit le grand champ derrière l’église. Elle plane au dessus des herbes hautes, exhibe ses courbes de vapeur sous sa vaste robe blanche. Elle danse, dense. Humide. Elle invite le paysan trop curieux à passer son chemin ; le froid s’incrustant dans sa chair jusqu’aux os, l’obligeant à fuir les lieux afin de retrouver la chaleur du foyer. Et pour le mettre en garde, elle use de ses armes préférées, la confusion, le froid et la torpeur. Tous les matins du monde ressemblent-ils à cela ? Un massacre endormi sous un voile flottant. Duel ? Rixe ? Échauffourée ? Non. Règlement de comptes entre comtes. Six corps étendus, écorchés, transpercés par l’épée. Tableau sanglant d’une noblesse orgueilleuse, prête à tout pour conserver sa dignité. Tâche rouge carmin sur la blancheur d’une aube hivernale. Un vent léger souffle, exacerbant les senteurs d’humus et de feuilles en décomposition. Les herbes se courbent sur son passage, caressant les entrailles encore chaudes de nos jeunes héros assassinés. Le silence demeure, lourd et pâle, comme le soleil qui peine à perforer les nuages. Adossé au muret en pierres, Joseph presse la main sur son flanc. La plaie est profonde. Le sang chaud coule entre ses doigts engourdis par le froid. Il sait que la fin est proche. Il songe à la femme qu’il aime. Jeanne. Sa Jeanne. C’est pour avoir voulu défendre cet amour qu’il se meure. Dans les jardins du château, jeunes adolescents, ils s’étaient fait une promesse ; celle de ne jamais se quitter, d’être ensemble, coûte que coûte. Mais au fil du temps, les convenances sociales dévorent les rêves des enfants. Aux bras de son époux, le comte De Frémont, Jeanne est devenue la comtesse d’un autre. Joseph ferme les paupières. Son corps lui échappe, il voudrait bouger, mais chaque mouvement le ramène à la terre, à ce champ, derrière l’église. Soldat de plomb. Cloué au sol. Il se souvient. Leurs caresses. Leurs baisers. Leurs rencontres secrètes. La douceur de la peau de son amante, ses longs cheveux bruns tombant sur les reins, son rire enfantin au creux de l’oreille. Mais cette nuit le piège s’est refermé. Hier soir, très tard, Joseph a reçu un billet doux de sa belle lui donnant rendez-vous dans ce champ, sous le grand saule. Ce message lui a semblé un peu étrange. Inquiétés par son trouble et présumant une embuscade, ses deux meilleurs amis ont décidé de l’accompagner. Une chance, car le comte de Frémont et ses cousins, le fer aux poings, l’attendaient de pieds fermes. Cependant la nuit a mal tourné. Frappés, découpés, déchirés. Ils se sont entre-tués. Six corps étendus, écorchés, transpercés par l’épée. Seul, Joseph s’accroche à la vie, mais déjà un goût de sang monte à sa gorge, noyant son être comme une vague de fer. Il éructe une dernière fois. Le liquide rougeâtre coule sur son menton livide. Et puis, ses yeux se figent. Soudain, comme un hoquet, comme une respiration, le grand saule exulte le chant d’un oiseau. La nature se rit bien de la violence des hommes.


En ce jour de janvier 1756, l’aurore est pesante à l’orée du bois. Le grand saule pleure. Sur le chemin de terre, qui amène au champ, au loin, le paysage ondule dans une course folle. Les silhouettes de deux chevaux sombres et vigoureux se dévoilent. Ils traînent derrière eux un somptueux carrosse. A l’intérieur il y a Jeanne, et Marie, sa dame de compagnie. Dans un lourd fracas, aux effluves de cuir et de bois, le convoi freine comme il peut. Jeanne, affolée, en descend précipitamment. Sa longue robe de velours rouge, épaisse, envahit le grand champ derrière l’église. Elle plane au dessus des herbes hautes, exhibe ses courbes de chair, sous son vaste jupon blanc. Elle court. Elle danse, dense. Transpirante. Elle cherche du regard un paysan trop curieux qui voudrait bien l’aider. Le froid s’incruste dans ses pieds délicats. Ses fines mules en soie, s’enfoncent dans la terre boueuse et glacée, inondant de crasse ses bas couleur ivoire. Tous les matins du monde ressemblent-ils à cela ? Un massacre endormi sous les yeux d’une femme. Jeanne le sait déjà. Elle arrive trop tard. Six corps étendus, écorchés, transpercés par l’épée. Tableau sanglant d’une noblesse orgueilleuse, prête à tout pour conserver son statut dans la société. Elle lance un rapide regard vers le corps inerte du comte de Frémont, son époux ; puis découvrant avec effroi, celui de son tendre Joseph, elle se jette à terre dans un cri douloureux. Elle lui baise les mains, le front, les joues ; se recroqueville sur lui comme un petit enfant, et colle sa bouche à la sienne dans une dernière étreinte. Tâche rouge carmin sur la blancheur d’une aube hivernale. Jeanne a mal au cœur. Tout son être est déchiré, frappé, découpé. Un vent léger caresse ses joues rougies, remplies de larmes. Dans un hoquet, elle vomit le chagrin qui la transperce. Les convenances sociales dévorent les rêves des enfants. Jeanne ferme les paupières. Son corps lui échappe, elle voudrait bouger, mais chaque mouvement la ramène à Joseph, à la terre, à ce champ, derrière l’église. Poupée de plomb. Clouée au sol. Puis, enfin le soleil traverse les nuages. La brume se dissipe sous les rayons chaleureux de l’astre. Le parfum des jacinthes sauvages s’éveille en douceur. La petite main compatissante de Marie, sa confidente, se pose sur son épaule. Et comme une respiration, les grandes cloches de l’église retentissent. Le village se réveille tranquillement, les volets claquent, les portes s’ouvrent. Des voix se disent « Bonjour ». Le bruit de la forge. L’odeur du pain, du foin, de l’ail. La chaleur du bétail. La vie. Jeanne respire l’air à plein poumons et pose une main caressante sur son ventre. Si petit, bien au chaud, sous son jupon souillé, dort son lendemain. Heureusement tous les matins du monde ne ressemblent pas à cela.


Leblogasof-Octobre 2021

 
 
 

Posts récents

Voir tout
Le paradoxe de la goutte

C’est un samedi midi comme un autre, hormis pour Sabine et Laurent. Ils ont longuement hésité, mais ils ont finalement choisi ce jour...

 
 
 

Comments


bottom of page