Qui dort dîne
- Sophie Royer
- 21 févr. 2022
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 juil. 2023
C'était l'année dernière en Novembre. Nous venions d'emménager et j'étais toute excitée à l'idée de recevoir mes convives dans ma nouvelle demeure. J'avais cuisiné toute la journée et je n'étais pas peu fière du résultat ; nous allions nous régaler. Tout le monde m'en serait reconnaissant. Nous nous étions mis à table à vingt heures tapantes, ce qui avait fait mal à mon mari pas très habitué à prendre des coups. J'avais hésité à faire asseoir les invités à vingt heures pétantes, mais l'impact aurait été trop violent pour tout le monde. Une bonne gifle vaut mieux qu'une mauvaise explosion.
Nous commençâmes donc le dîner dans la joie, les joues rouges, certes, mais les joues heureuses. Victorine, la nièce du docteur Laloutre, était assise à ma droite et je le regrettais déjà. Pourquoi l'avoir placée si près de moi ? Depuis son arrivée, elle n'avait pas cessé de ramener sa fraise. Plusieurs fois je lui avais dit que ce n'était pas la peine car j'avais déjà prévu un dessert. Cependant elle s'évertuait à me tendre le fruit rouge toutes les cinq minutes. Elle soutenait mon regard, me prenait de haut, perchée sur son tabouret à trois pattes de canard qui n'était pas cassé. Je regrettais de l'avoir invitée. Je ne la supportais pas. A ma gauche fort heureusement se trouvait la marquise de Lalangue, célèbre femme de goût, qui, à chaque festin, adorait manger de la vache enragée. Avec elle la discussion était toujours très plaisante car nous avions beaucoup de points communs. Nous adorions nous raconter des salades: « Que pensez-vous, chère marquise, de la dernière Scarole en date ? Je la trouve à croquer ! » « Je suis d'accord avec vous, chère Mathilde, mais je vous avoue avoir une préférence honteuse pour la célèbre Roquette, tellement piquante ! » s'exclamait-elle en riant.
Nous passions un agréable moment tout en complicité lorsqu'à la surprise générale mon mari se leva d'un bond et attrapa vigoureusement un polichinelle dans le tiroir du buffet. Il était horriblement habillé et souriait bêtement. Mon mari aussi mais j'étais habituée. Le polichinelle tourna la tête vers l'assemblée et tout le monde frémit. Comment osait-il nous regarder ? Nous étions tous au courant de la vie chaotique qu'il menait ! Pour qui se prenait cet ignoble petit pantin prétentieux puant pathétique pitoyable et pernicieux ? Choquée par cette vision d'horreur ma vieille tante Bérengère se sentit soudainement très mal : à la place des couleuvres, elle avait avalé un os dans son potage. S'agrippant aux accoudoirs de la chaise, elle commençait à étouffer. Le docteur Laloutre se jeta sur elle : « Vite ! Allez chercher une corde, il faut absolument récupérer l'os !!! Si les dents du fond de votre tante commencent à se baigner, étant donné qu'elle ne sait pas nager, elle est perdue !! » me dit-il ardemment. Je me levai aussitôt et courus à la buanderie à la recherche d'une corde bien solide. Malheureusement la plupart de mes cordes étaient sauvages, aucune ne voulait être domestiquée et toutes avaient pour fil un mauvais coton… Aussi quand je les implorai de venir aider ma tante, toutes restèrent immobiles. J'étais vexée. Même si, jadis, j'avais réussi à en passer une autour du cou de mon mari, leur dévotion à mon égard s'était complètement altérée, en même temps que la fibre de leur corps longiligne. J'étais en colère mais je n'avais pas dit mon dernier mot. Je n'allais certainement pas laisser ma tante mourir noyée dans ma salle à manger. Décidée, je me mis à grimper aux rideaux et attrapai le petit martinet rouge accroché tout en haut. Bien souvent j'aimais fouetter d'autres chats que le mien, et ce petit ustensile m'avait toujours été très utile. Telle une dompteuse circassienne je fouettai l'air autour des cordes rebelles. Elles tressaillirent. A nouveau je fis claquer le cuir et une des cordes céda enfin. Elle tremblait de peur comme une cordelette. Je la saisis et me précipitai vers le séjour. Debout face à la fenêtre, ma vieille tante continuait de tousser à s'en tordre les boyaux et à s'en rompre la glace. Le docteur la maintenait, buste en avant, afin qu'elle pût éjecter l'os. Tout autour n'était que panique totale. Face à la situation, la marquise de Lalangue, impuissante, la donnait au chat et la jeune Victorine sucrait sa fraise, tandis que mon mari, sans scrupule, flirtait avec le polichinelle. Au milieu de cette orgie désordonnée, je restai près du marbre. J'hélai le docteur et lui lançai la corde. Ce dernier, grand maitre de Capoeira à ses heures, fit un bond de deux mètres en avant, suivi d'un double salto arrière et la réceptionna entre ses dents. En un tour de mains, il transforma le cordon en lasso de fortune, l'enfourna prestement dans la bouche de ma tante, et d'un geste vif et précis, retira l'os devenu prisonnier de la grosse ficelle. L'eau à la bouche de ma tante se déversa alors sur mon tapis berbère, et les dents retrouvèrent enfin leur respiration. Ma chère vieille Bérengère était sauvée ! Je garde un souvenir impérissable de ce dîner ! Depuis, l'eau a recouvert bien des ponts...
Aujourd'hui tout ceci me paraît tellement loin. Hier j'ai reçu une carte postale de mon mari. Nous sommes restés en bons termes. Il semble être heureux avec son polichinelle. L'enveloppe venait d'un village du Tibet appelé Patachon. Là-bas il mène enfin la vie qu'il aurait souhaitée avec moi. Je n'avais pas vu qu'il était malheureux. A présent que j'ai les yeux plus gros que le ventre, je vois beaucoup mieux ce genre de choses. Et puis surtout je n'ai plus besoin de manger autant. Mon existence a totalement changé. Ma vision du monde est libérée. Je suis réveillée. Je ne m'oblige plus à mettre les bouchées doubles dans l'assiette de mes convives pour me sentir aimée. Mes nouveaux amis m'apprécient pour ce que je suis. Ils se nourrissent volontiers de mes beaux restes. Par exemple, chacun se sert dans le réfrigérateur et prend un morceau de pizza. Finalement, l'amitié véritable, n'est-ce pas celle qui met la main à la pâte ?
Leblogasof-Avril 2021
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