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La caille et le boucher

  • Photo du rédacteur: Sophie Royer
    Sophie Royer
  • 7 sept. 2023
  • 9 min de lecture

LUI

Bon. Tout est sous contrôle. Y a pas de lézard. Christine est venue me voir. Je suis un

peu contrarié parce que c’était pas prévu qu’elle se pointe aujourd’hui. Je sais pas

comment elle a eu l’adresse du bistrot. Mais, bon. Elle est là, devant moi, alors je vais

improviser.

Elle est mignonne avec ses rides. Cinquante balais passés mais encore de beaux restes.

Allez. Vas-y, mamie. Raconte-moi ta dernière escapade à Rome avec ton avocat pour

régler tes problèmes d’héritage. J’espère que tu as mon enveloppe.

Ça m’excite de me sentir si puissant.

Hé, mémé, t’as pas honte de croire qu’on peut encore t’aimer ? Grouille-toi de me

donner ton fric. Roselyne m’attend. J’ai du découpage à finir dans l’arrière-cuisine.

Allez, mon Edouard, fais-lui plaisir. La vioc adore le théâtre. Joue-lui la scène 2 de

l’acte 4. Celle où le héros dit à sa dulcinée qu’elle lui a manqué. Attention... levée de

rideau !

Je lui prends les mains et la regarde droit dans les yeux.


— Je suis ravi de vous revoir, Christine. Ces derniers jours, j’ai beaucoup pensé à

vous...

Elle rougit légèrement. Je laisse passer un silence ému.

— Vous devez être impatient de savoir...


Elle sourit. Elle croit avoir le pouvoir.


— Soyez rassuré, j’ai récupéré suffisamment d’argent. Nous allons pouvoir transformer

ce bar sordide et en faire un beau petit théâtre !

C’est le moment où je feins le gars surpris par tant de générosité en voyant l’enveloppe.

— Oh... Christine. Infiniment merci. Mon rêve va se réaliser grâce à vous. Vous êtes

une femme exceptionnelle, et avec vous à mes côtés dans cette aventure, je me sens plus fort !


Je lui baise les mains pour la remercier. Oui, je sais, tu m’aimes. Et je m’aime aussi.

Mes yeux sont embués de larmes. J’ai pris des cours d’art dramatique en sixième.

Elle se lève, me dit qu’elle doit y aller, puis se dirige vers la sortie. Parfait. J’ai pas

envie qu’elle s’éternise ici à cause de la viande froide qui dort en coulisses.

Mais au moment où elle s’apprête à pousser la porte du bar, je la vois qui marque une

pause, rebrousse chemin, et demande à mon frangin...


— Où sont les toilettes, s’il vous plaît ? Marcus, derrière le comptoir, me lance un

regard interrogateur. Je lui fait « non » de la tête.

— Elles sont bouchées, désolé. Pas possible d’y aller.

— Ah, zut... Pourrais-je au moins utiliser le lavabo pour me laver les mains ?

Silence. Je vois bien qu’il ne sait pas quoi lui répondre. Il continue d’astiquer son verre

de bière avec son torchon à vaisselle. Putain de merde !! Marcus ! Réponds, gros

débile !!

— Bah... non. Il est bouché aussi.

— Ah, bon ? Et bien grâce à moi, ça va changer ! Ensemble, on va métamorphoser ce

bar insalubre !

Silence entre les deux. Mon frère a vraiment une tête d’ abruti.

— Tant pis. Je vous remercie. Au revoir.


Elle m’envoie un baiser et sort enfin du bistrot. On la regarde traverser la rue Auguste

Chevallier et s’éloigner en direction de la place de Strasbourg.



L’AUTRE

Derrière le bar, c’est au moins la dixième fois que je fais mine d’essuyer un verre de

bière. Et elle qui s’éternise, au fond de la pièce, avec Edouard, au milieu des chaises

vides. Qu’est-ce qu’elle fout là ? C’était pas prévu qu’elle se pointe ce soir au bistrot !

T’es trop curieuse ma caille. Dégage, putain. Reste pas là !

J’ai du sang frais sous ma semelle droite. Ma godasse colle au carrelage et ça m’agace.

Ça fait un bruit dégueulasse. Fais chier. J’ai pas eu le temps de passer la serpillière.

Avec le frangin, quand on a entendu tinter la porte du bar, on a pas compris... On était

en train de finir le boulot dans l’arrière-cuisine. Comme un couillon, j’avais zappé de

donner un tour de clé, alors elle est rentrée. On a rappliqué aussi sec. Et maintenant

voilà Edouard dans son rôle du mielleux larmoyant. Reste pas ici. Faut que tu te

t’envoles ma caille.

Les filles qu’il ramène, je les appelle « les cailles», parce qu’elles sont douces et

joyeuses, et qu’il les fait chanter comme des petits oiseaux. Elles pourraient s’échapper

sitôt qu’il les chope et pourtant elles se laissent prendre et mettre en cage. Elles lui

mangent dans la main. Au bout de plusieurs mois, comme y a plus de fric à en tirer,

c’est là que ça dégénère. Une caille, ça a des p’tits os (y a cas voir celles qu’on bouffe

à Noël!). Et les p’tits os, ça se broie facilement. Du coup elles finissent toujours dans

l’arrière-cuisine.

Allez. C’est pas encore ton heure. Sors d’ici, ma jolie, qu’on revoie plus le bout de ton

bec !

C’est qu’elle a gueulé la précédente ! Elle m’a cassé les oreilles ! Heureusement le

frangin sait y faire, il a été apprenti boucher. Par contre à chaque fois, ça dégueulasse

tout ! Je mets vachement de temps à nettoyer !

Les cailles... J’aime pas trop les regarder quand elles grelottent de terreur. Je perds tous

mes moyens. Moi je suis juste là pour filer un coup de main. Je les attache et j’éponge

après. C’est tout. La barbaque, c’est pas mon truc. Je suis à moitié végétarien.


Voilà que la fille sourit à mon frère, et lui tend une grosse enveloppe. Elle est pas mal

celle-là pour une vieille... grande, blonde, la cinquantaine chic. Le frangin joue bien le

type romantique et paumé. Son numéro de charme à la con a encore marché. On dirait

un p’tit chiot qu’on vient d’abandonner à la S.P.A. Les p’tites cailles adorent ça. Il a la

classe, le frérot ! Le talent ! Quand il leur sort ses plans d’architecte, elles croient dur

comme fer à son projet de rénovation, ça les convainc, et elles rappliquent une semaine

plus tard avec les sous.

Et merde... Ce bruit de pouac dès que je pose le pied au sol... Faut que j’essuie le plus

gros avant d’en mettre partout. Le torchon vaisselle fera l’affaire.


Edouard connaît leurs prénoms, mais moi je préfère pas les retenir. Je veux pas

m’attacher. J’en ai un peu marre. Combien de faux profils de beaux gosses sur les

réseaux pour choper des quadras aux abois ou des sexagénaires délaissées ? Mais

Edouard a dit que cette fois-ci ce serait les dernières. Qu’on se poserait bientôt,

tranquilles. Je voudrais bien le croire mais je vois bien qu’ il a du mal à s’arrêter. Ça lui

monte à la tête ces histoires. Il a toujours besoin de plus de fric. Perso, je crache pas non plus dans la soupe, c’est vrai, du pognon si vite gagné, c’est une aubaine.

Tiens, là, par exemple, combien de biftons dorment dans l’enveloppe ? C’est sûr ! Je

vais pouvoir me racheter une belle paire de Nike !


Enfin ! La fille se lève. Elle se décide à rentrer au bercail. Tant mieux. Si jamais elle

était tombée sur les morceaux de Roselyne, on aurait été obligés de la zigouiller et

j’aurais encore dû faire le ménage.

Oh la fiente... Voilà qu’elle vient vers moi.


— Où sont les toilettes, s’il vous plaît ?

Je jette un œil vers Edouard, hésite sur la réponse à donner. Il me fait « non » de la tête.

— Elles sont bouchées, désolé. Pas possible d’y aller.

— Ah, zut... Pourrais-je au moins utiliser le lavabo pour me laver les mains ?


Je sais pas quoi lui répondre à la grognasse ! J’ai peur de faire une grosse gaffe. Je

continue d’astiquer mon verre de bière avec mon torchon à vaisselle pour me donner

une contenance. Au loin Edouard me fait les gros yeux.


— Bah... non. Il est bouché aussi.

— Ah bon ? Et bien grâce à moi, ça va changer ! Ensemble, on va métamorphoser ce

bar insalubre !


Je trouve rien à répondre. Je sais pas ce que ça veut dire « insalubre ». Je lui souris, et

pour garder un air décontracté, je jette négligemment le torchon sur mon épaule. La

caille me regarde fixement. Puis, après un silence pesant, elle me lance un grand sourire.

— Tant pis. Je vous remercie. Au revoir.


Elle envoie un smack à Edouard, et sort enfin du bistrot. Tous les deux, on la regarde

filer rue Auguste Chevallier et s’éloigner en direction de la place de Strasbourg.



ELLE

Roseline Bergère est-elle ici ? J’ai eu un coup de chance. La porte était ouverte. A mon

arrivée, le bar était désert. Et d’un coup, Edouard Bartoni est sorti de l’arrière-cuisine,

frais comme une rose, son sourire rempli de dents qui débordent des lèvres. Il ne

semblait pas gêné de me voir, contrairement à son frère, qui trottinait derrière lui,

hagard, mal fagoté, auréolé de sueur sous les bras. Don Juan et Sganarelle. J’avais à

peine fait deux pas sur le carrelage miteux du troquet, que déjà le bellâtre se jetait sur

mon bras, et m’embarquait au fond de la pièce au milieu des tables vides.


Me voilà assise face à lui, avec l’autre qui nous observe du coin de l’œil, et qui fait

semblant d’essuyer des verres déjà secs. Je souris à Bartoni. Ce type est vraiment un bel

homme. Grand, mince, la trentaine, la mèche brune joyeuse, les yeux gris pétillants.

L’allure d’un gentleman. Comment ne pas tomber dans ses filets ? Trop longtemps qu’il

sévit. Qu’il hypnotise les veuves inconsolables, les divorcées frustrées, les solitaires

aguerries. Qu’il capte l’attention de celles qui n’en n’ont plus. Il les cajole, leur fait la

cour comme si elles avaient 20 ans. Sa méthode : ne jamais réclamer d’argent. Attendre

le bon moment. Faire en sorte que ce soit elles qui s’offrent à lui. Et une fois dépouillées

de leurs biens, se débarrasser d’elles en découpant leurs carcasses.

Chez nous, on le surnomme « Le boucher des réseaux » parce qu’il les attire sur la toile

avec sa belle gueule, avant de les vider de leur substance et de les tailler en steak tartare.


Il y a quelques mois, Angélique Bergère, la fille de Roselyne nous a appelés au poste

pour nous parler de sa mère. Elle était très inquiète. Elle n’arrivait pas à la joindre. Elle

nous a raconté que, depuis quelques temps, celle-ci fréquentait un jeune type sur Tinder.

Elle en était tombée follement amoureuse. Très vite, il lui avait proposé de reprendre

une affaire avec lui. Un bistrot médiocre qu’il voulait transformer en galerie d’art. Roselyne, passionnée d’art moderne, s’imaginait déjà propriétaire

des lieux. Angélique lui avait dit de se méfier, mais sa mère lui avait crié d’aller se faire

voir. Elle avait vidé tous ses comptes en banque pour ce projet.


Tout de suite, on a reconnu la méthode d’Edouard Bartoni. Mais on avait aucune

preuve. Alors j’ai décidé de jouer l’appât. On m’a inventé un faux profil de blonde

bling-bling adepte de théâtre, qui sentait le Chanel à plein nez, et il est tombé dans le

flacon. Ça fait un mois qu’on correspond par sms à coup de Je t’aime mon amour, Tu es

la femme de mes rêves, Ce projet c’est notre bébé...


Ce soir, il a l’air en forme. Il me mange du regard comme s’il allait me faire l’amour sur

la petite table en formica. Salopard. Je te tiens. Rends-moi Roselyne Bergère.

Il prend mes mains et me regarde droit dans les yeux.

— Je suis ravi de vous revoir, Christine. Ces derniers jours, j’ai beaucoup pensé à

vous...

Je joue la fille très gênée. En fait je m’appelle Béatrice et je t’emmerde. J’ai pris des

cours de théâtre en sixième.

— Moi aussi, j’ai beaucoup pensé à vous...

Il laisse passer un silence faussement ému. Il croit avoir le pouvoir. Je lui souris.

— Vous devez être impatient de savoir. Soyez rassuré, j’ai récupéré suffisamment

d’argent. Nous allons pouvoir transformer ce bar sordide et en faire un beau petit

théâtre !

C’est le moment où il feint le type qui tombe des nues.

— Oh... Christine. Infiniment merci. Mon rêve va se réaliser grâce à vous. Vous êtes

une femme exceptionnelle. Avec vous à mes côtés dans cette aventure, je me sens plus

fort !

Il me baise les mains pour me remercier. Oui, je sais, tu crois que je t’aime. Et je sais

que tu t’aimes aussi. Ses yeux sont embués de larmes. Je dois reconnaître que cette

pourriture joue bien la comédie... On dirait presque Belmondo dans Cyrano mis en

scène par Hossein.


Je lui dis que je dois y aller. J’espère ne pas arriver trop tard pour Roselyne. Je me dirige

vers la sortie. Elle est peut-être ligotée dans l’arrière-cuisine. Je m’arrête devant la

porte, me retourne et demande à son frère.


— Où sont les toilettes, s’il vous plaît ?


Soudain Marcus me lance un regard effaré. La peur. Je lis la peur. D’un coup son stress

envahit l’atmosphère.


— Elles sont bouchées, désolé. Pas possible d’y aller.

Il ment. Ça crève les yeux. Lui n’a pas dû aller jusqu’en sixième.

— Ah... zut... Pourrais-je au moins utiliser le lavabo pour me laver les mains ?

Silence. L’imbécile ne sait pas quoi répondre. Il continue d’astiquer son verre de bière

avec son sourire bête. Ses mains tremblent.

— Bah... non. Il est bouché aussi.


Pitoyable sens de la répartie.

On dirait un mauvais comédien qui découvre l’improvisation.


— Ah, bon ? Et bien grâce à moi, ça va changer ! Ensemble, on va métamorphoser ce

bar insalubre !


Silence. Le type me fixe avec sa tête d’abruti.

Pauvre raclure. Pour se donner une contenance, il jette son torchon sur l’épaule.

Mon regard tombe sur le morceau de tissu. Du rouge. Des traces rouge vif. Du sang.

Roselyne Bergère.

Je lui lance mon plus beau sourire.


— Tant pis. Je vous remercie. Au revoir.

Devant la vitrine, j’envoie un baiser à Bartoni et je sors du bistrot. Je sais qu’ils

m’observent traverser la rue Auguste Chevallier et m’éloigner en direction de la place

de Strasbourg.


Ce qu’ils ne voient pas, ce sont mes cinq collègues de la PJ qui attendent, et les dix

types du GIPN planqués derrière les bagnoles.


Mon baiser, c’est le signal.

La chute. Le dernier acte. La pièce est finie.


@Leblogasof Juillet 2023

ree

 
 
 

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