MATER SANGUINIS
- Sophie Royer
- 7 juil. 2023
- 5 min de lecture
Hermann ne bougeait pas d’un souffle, ses ongles noircis de crasse agrippaient les nœuds de la vieille table en bois rongée par la vrillette. Son visage, luisant et retors, était crispé. Sa peau épaisse et grasse, transpirait l’alcool. Les deux fentes sombres et pointues de ses yeux, fixaient la mouche avec attention, tandis que sa bouche pincée marquait sur ses traits toute l’étendue de son dégoût. L’insecte aspirait goulûment une petite larme de miel, malencontreusement tombée, à droite de la tasse à café. Petite saloperie, je vais t’avoir. Il attrapa la petite cuillère du pot de miel, gluante, et la fracassa sur la bestiole. La mouche, surprise en pleine extase gustative, mourut broyée, collée au couvert. Hermann observa son petit corps écrabouillé. Satisfait, fort de sa domination d’être humain tout puissant, il ne fît qu’une bouchée de l’insecte.
C’est alors que Debby, sa frangine, frappa au carreaux de la baraque délabrée. Hermann se tourna vers la fenêtre. La face de sa sœur était collée à la vitre, mais à cause de la couche de poussière qui encrassait le verre, elle n’y voyait rien. Hermann était un vieux célibataire, et il avait eu beau essayer de décorer la cabane en mettant des rideaux trouvés dans une poubelle, si aucun des autres ne faisait le ménage, toute tentative d’embellissement était vaine. Hermann grogna dans sa barbe de trois jours, se décida à lever son gros derrière, et alla ouvrir en traînant des savates. La clenche de la porte claqua. Après avoir jeté un rapide coup d’œil derrière elle, Debby, entra, l’air préoccupé.
— T’es tout seul ?
— Non. Sam et L’Borgne dorment dans la chambre.
— Où sont les autres ?
— Y sont partis fouiner du côté des bois pour chercher d’l’eau.
Debby ressemblait trait-pour-trait à Hermann, la pilosité en moins. Vieille fille à la langue de vipère bien piquante, elle était d’une aide précieuse pour Sergio et sa bande de crapules. Elle connaissait pratiquement tout le monde dans la petite ville, et savait fourrer son nez partout sans en avoir l’air. Pour protéger son frère, elle jouait volontiers les espionnes. Fervente catholique, elle avait mis le grappin sur le curé (un grappin platonique, mais fusionnel), ce qui faisait d’elle une personnalité importante au sein de la communauté chrétienne de Bannack. Tous lui faisaient confiance. Personne n’aurait pu imaginer que sous ses airs de prude endimanchée, elle servait l’ambition d’une bande de malfrats qui terrorisait la région depuis des mois.
Soudain elle se rua sur son frère.
— Faut que vous dégagiez d’là ! Au saloon, y a trois gars qui disent vous avoir vus traîner du côté d’la ferme des Hastinger. Quelqu’un va finir par trouver vot’ planque !
Hermann poussa un soupir.
— Sergio veut pas. Y dit qu’on doit rester là. Que c’te cabane pourrie au milieu des bois, c’est l’mieux qu’on ait pour l’instant. Qu’y-a rien à craindre ici.
— Sergio, c’est un entêté !! Arrête de lui faire confiance ! Toi, tu pourrais partir tout seul, te mettre à l’abri ! J’vais pas pouvoir continuer à v’nir vous apporter des vivres, moi…
— Pour que Sergio m’rattrape et m’explose la cervelle ? T’es cinglé ma vieille Debby !? Retourne à tes hosties de culs bénis si tu veux plus nous aider…
— C’est juste que… j’m’inquiète pour toi…
— Oh… arrête de chialer ! Fais-toi pas d’mouron pour moi !
Avec Sergio, j’suis en sécurité. C’est lui, la brute de l’Ouest, c’est pas l’shérif et sa troupe de danseuses ! Ils ont encore la goutte de lait au bec !!
— C’est pas l’shérif, qui m’fait peur… tu sais bien… Le gamin d’ ferme que vous avez buté. Il avait une mère. Et y paraît qu’elle vous cherche. Y en a qui disent, qu’elle est pas si clean que ça. Qu’ avant d’ être fermière, elle gagnait sa vie en tuant des types. Une mère en colère, c’est mille fois pire qu’un bébé shérif, danseur de gigue et buveur de lait !!
Soudain, ils se figèrent.
On venait de toquer trois coups secs à la porte. Hermann et Debby restèrent en alerte. Aucun des gars de la bande ne frappait d’habitude.
La lumière du soleil perçait à travers les planches tordues de la bicoque, myriades de petites poussières suspendues et vibrantes. L’air était lourd. Hermann déglutit avec difficulté. Un morceau de mouche était coincé dans sa dent creuse. Deuxième fois, des coups à la porte. Le silence devint pesant. Transpirant. Noueux. Debby voulut reculer doucement, mais ses jambes étaient paralysées par la peur. Ses mains commencèrent à s’agiter contre sa volonté. Des pas raisonnèrent alors, sur le plancher extérieur, le long de la coursive. Lents. Précis. Déterminés. Ils furent bientôt accompagnés d’une silhouette fantomatique, spectre sombre, momie déambulant.
L’ombre inquiétante rasait les murs. A chacun de ses passages, le jour qui filtrait entre les lattes déformées, disparaissait puis revenait, disparaissait puis revenait… Hermann tendit lentement le bras, pour attraper sa ceinture et son Colt posés contre le dossier de la chaise ; et se rendit compte, avec amertume, qu’il les avait laissés dans la piaule près du matelas moisi. Son dos était moite. Une énorme envie d’uriner le submergea. Il se dirigea fébrilement vers la chambre pour alerter ses deux compères endormis. Debby se mit à quatre pattes, et réussit à se glisser sous la table. Les pas stoppèrent net.
Hermann poussa la porte de la pièce étroite, et vit Sam et Le Borgne qui gisaient dans leur sang, exposant avec obscénité, leurs gorges écœurantes et béantes. Hermann eut un haut de cœur. La coupe était nette, précise, convaincue. L’œuvre d’un expert. Un frisson d’effroi parcourut son échine, et il se pissa dessus.
L’entrée s’ouvrit dans un gigantesque fracas. Au sol, provoqué par le souffle de l’ouverture, un nuage de poussière s’envola, laissant derrière lui une odeur de champignons et de terre humide.
Elle était là. Devant eux. Habillée en vêtements d’homme. La mère du garçon de ferme. Monstrueusement sûre d’elle. Une jeune femme aux longs cheveux bruns en bataille. Sur son visage, on lisait le rictus de haine qui accompagnait sa douleur. Hermann n’eut le temps de rien. La louve au sourire carnassier lui explosa les entrailles avec sa Winchester, l’éjectant en arrière, comme un vieux sac de bidoche avariée. Il tomba sur son gros fessier, le pantalon tâché par son urine alcoolisée. Il mourut comme il avait vécu, sans dignité, tel le déchet vivant qu’il avait été. Debby, dans un cri, se jeta sur lui, et le prit dans ses bras, pleurant et implorant son Dieu.
La femme se retourna, et fit un signe de tête à un grand type à la mâchoire carrée et au teint hâlé. L’indien l’attendait un peu plus loin, à la lisière du bois. Il essuyait son couteau sanguinolent contre la mousse accrochée à l’écorche d’un chêne. Tous deux se hâtèrent et pénétrèrent dans la forêt. Avides de vengeance, ils s’étaient jurés de détruire ce salopard de Sergio, et sa bande de violeurs et d’assassins.
Ecrit en Mars 2022 @leblogasof

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