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Le paradoxe de la goutte

  • Photo du rédacteur: Sophie Royer
    Sophie Royer
  • 12 mars 2024
  • 7 min de lecture

C’est un samedi midi comme un autre, hormis pour Sabine et Laurent. Ils ont longuement hésité, mais ils ont finalement choisi ce jour pour rompre comme ils ont toujours vécu, c’est-à-dire en bonne et due forme.

Sabine et Laurent aiment la bonne et due forme. Ça les sécurise de savoir qu’il existe des règles pour tout et que, si chacun fait un effort pour les suivre, avec calme et tolérance, tout devrait normalement bien se passer.

Ils ont choisi un samedi parce que, contrairement à eux qui ne travaillent pas ce jour-là, la plupart des magasins et des restaurants sont ouverts. Ce qui signifie que, malgré tout, la vie continue. Que si on a le moral en berne, on peut toujours aller boire une bière irlandaise au pub anglais du boulevard des Martyrs de la Résistance, ou un café latté au bistrot de l’avenue du Massacre.

Midi est aussi un horaire adéquat car il est suffisamment neutre. C’est l’heure où l’on envisage de déjeuner. Point final. Ça n’incite pas à la rêverie. Contrairement au samedi soir qui est beaucoup plus tendancieux.

Sabine et Laurent auraient pu choisir aussi un dimanche, mais le silence qui envahit le centre ville ce jour-là est beaucoup trop pesant. Se voir un dimanche pour rompre aurait été mal venu, un véritable appel à la dépression. Quand on songe qu’en plus, le lendemain lundi, on retourne au travail, ça aurait ressemblé à un appel au suicide.

Par conséquent, le samedi est idéal pour se quitter, bien que la séparation semble déjà bien entamée. Nous dirons donc que le samedi est un jour idéal pour s’organiser, après s’être dit qu’on se quittait. Ils se sont donnés rendez-vous à la brasserie du Terminus, 3 bis avenue de la Paix, à mi-chemin entre leur appartement et le collège où travaille Laurent — il a trouvé refuge dans la salle multimédia, côté bibliothèque, et y dort depuis une quinzaine de jours — afin que chacun n’est pas trop à marcher. S’organiser, s’écouter, dans le calme et la tolérance, tout cela en bonne et due forme, bien sûr.


Il est midi et moins cinq minutes et Sabine est un peu en avance. Elle ne supporte pas les gens en retard, alors elle fait en sorte de ne jamais l’être. Elle pousse la porte avec assurance et, après avoir saluer un couple de retraités qui déjeune en vitrine, à gauche de la porte, et la serveuse aux cheveux blonds filasses, postée derrière le comptoir, elle hésite entre deux tables au fond. L’ambiance du lieu est légèrement « eighties ». Parce qu’elle reconnaît instantanément quelques pochettes de disques de variétés, accrochées aux murs ici et là, Sabine en conclut que les propriétaires ont approximativement l’âge de sa sœur aînée, la cinquantaine bien tassée, voire en fin de course. Les enceintes fixées aux quatre coins diffusent discrètement une chanson sucrée d’Umberto Tozzi. Sabine n’est pas d’humeur à écouter ces conneries. Si elle a choisi la neutralité d’un samedi midi, ça n’est certainement pas pour se complaire dans une mélancolie douteuse et puérile.

Elle décide de s’installer à côté d’une grande plante verte, tout près d’un flipper. Un sourire lui échappe en voyant l’engin qui clignote. Ça lui rappelle le lycée et les parties express avec les copains. Elle se reprend soudain. Elle espère que personne ne viendra jouer, parce qu’elle n’aime pas le bruit de la boule métallique qui rebondit.

Au moment où elle lève les yeux pour passer commande à la blonde filasse — dont la décoloration n’est pas avantageuse, elle aurait dû faire un châtain-doré très léger qui l’aurait rajeuni de dix ans, ils en font chez Dessange et c’est pas si cher quand on y pense — Laurent fait son entrée.

Avec sa chemise froissée et ses cheveux en désordre. Égal à lui même, il se prend un pied dans le tapis en passant la porte. Laurent est mince et grand. Son regard est doux derrière ses montures fines et dorées. Sa gaucherie a longtemps amusé Sabine.

— Bonjour Sabine.

Il est rouge. Il est en sueur. Il a couru pour venir. Il ne voulait pas être en retard. Il a fait de son mieux. C’est bien.

— Bonjour.

Il accroche son sac Queshua kaki sur le dos de la chaise en face et s’assoit en soufflant.

— Pffft !

Sous l’effet du Pffft, Sabine reçoit une micro gouttelette de transpiration sur la joue droite.

Quelle chaleur dehors ! On se croirait au mois d’août !

Il lève un doigt vers la serveuse,

— Un diabolo citron, s’il vous plaît madame !

— Et pour moi, un double expresso sans sucre, s’il vous plaît.

Cette micro gouttelette rebute Sabine. Elle a presque envie de l’essuyer mais elle se demande pourquoi elle le ferait. Ce n’est que la sueur de son ex après tout. Il y a eu un moment dans sa vie où elle l’aimait cette sueur, où elle la chérissait.

Les doigts de Laurent tremblent légèrement. Pour faire diversion, il sort un grand carnet à spirale et l’ouvre à la première page où sont griffonnées quelques notes. Puis il cache ses mains sous la table.

— Bon. J’ai regardé sur parentséparé.com. Ils expliquent comment organiser un calendrier de garde. Après je me disais qu’on pourrait faire une semaine chez toi, une semaine chez moi… enfin… quand j’aurais trouver un appart… Et, on pourrait faire le changement tous les dimanches soir vers 17h, pas trop tard, comme le lendemain ils ont école, et puis il leur faudrait un temps d’adaptation à chaque fois donc 17h c’est bien. En plus ça laisse le temps à celui qui les quitte de s’en remettre aussi. Sinon j’ai pas mal de boulot en ce moment, alors ça m’arrangerait que tu les prennes les quinze jours des vacances de Pâques.

Rapidement Sabine ne perçoit plus les mots que prononce Laurent, sa voix devient lointaine. Discussion calendaire. Ça y est, c’est pour de vrai. C’est elle qui l’a voulu et pourtant sa gorge est nouée. Elle en a oublié l’existence de la micro gouttelette sur sa joue droite.

— … et on verra comment on fera ensuite pour Noël et pour l’anniversaire de papy Serge. On a le temps d’en reparler. Voilà.

Il sourit à Sabine. Un silence s’installe.

La blonde filasse dépose le diabolo et la tasse brûlante, et laisse malencontreusement tomber un peu de café sur les notes de Laurent. Sabine songe : encore une goutte mais celle-ci est plus grosse.

Laurent lance un regard noir à la serveuse, mais cette dernière retourne au comptoir sans même s’apercevoir de sa bêtise. Il éponge le liquide avec un mouchoir en papier plié sorti de sa poche, puis remonte ses lunettes sur son nez. Elles n’arrêtent pas de glisser. Il faut qu’il aille les faire resserrer. Mais quand ? Il travaille constamment. Avec Sabine, il n’a pas su non plus prendre le temps. Il n’a pas su renforcer le lien. Et maintenant elle l’a quitté. Alors à quoi bon aller chez l’opticien ?

Son regard bifurque vers l’autre bout de la pièce, où un couple de retraités tente de manger des spaghettis bolognaises, mais la nouille est capricieuse. Les pâtes glissent inexorablement à chaque fois qu’ils font tourner leur fourchette, et ça les fait rire comme des gamins. Laurent songe à la scène de La Belle et le Clochard de Disney. Quand les enfants étaient petits, ils aimaient regarder ce genre de film en famille. Les deux vieux amoureux vont-ils s’embrasser comme les deux chiens ? Laurent trouve leur complicité touchante. Lui qui pensait vieillir avec Sabine.

Voyant Laurent captivé, Sabine se retourne et découvre les deux vieillards qu’elle a salués en entrant. Pauvres gens ! Tellement diminués par leurs problèmes de motricité. C’est pénible de vieillir.

L’homme et la femme, pris sur le fait, gênés, sourient à Sabine et Laurent, puis contre toute attente, finissent par découper leurs spaghettis en petits morceaux.

— En fait je ne vais pas pouvoir déjeuner avec toi. Je suis pressée. Je dois rejoindre Estelle pour mon cours de méditation.

Laurent revient soudain du pays des songes, quitte Disney et ses deux vieux à têtes de chien.

— Ah… ? D’accord. Oui. Le cours de méditation. Ok.

Il avale une grosse lampée de son diabolo citron et remonte ses lunettes.

— Et… sinon… Tu es ok pour ma proposition de garde ?

— Oui… pourquoi pas. Et pour Bob, on fait quoi ?

— Bah… normalement… je suis sensé le récupérer mais pour le moment sans logement je peux pas, alors peut-être qu’il peut encore rester avec toi quelques temps ? — Comment ça, le récupérer ? Définitivement ? Je pensais que je pourrais…

— Bah, oui… c’est le cadeau de Noël que tu m’as offert en 2017 !

Tout à coup un bruit métallique claque à l’oreille de Sabine. Son cadeau de Noël ?! Elle n’en revient pas d’entendre un truc pareil ! C’est elle qui a toujours géré les croquettes et la litière !! Trop facile !

— Désolé Sab, mais Bob est à moi…

Deuxième claquement métallique. « Sab » ?!

— Et d’ailleurs, la voiture aussi. J’en ai plus besoin que toi.

Flot de bruits électroniques dans la tête de Sabine. Ça fait beaucoup d’un coup. Cela ne correspond pas du tout à une séparation dans le calme et la tolérance, en bonne et due forme. Bing-bing-bing !! Son corps se tend. Triiiiiling. Une boule métallique tape dans ses tempes. Clac-clac-clac. Elle bout à l’intérieur. Triiiiiling. D’un coup vif, elle se retourne.

— Stop !!! Deux sexagénaires, en costume cravate, collés au flipper, la dévisagent comme si elle était folle à lier.

Un ange joufflu, muni d’un panneau « En bonne et due forme », passe en silence… Sabine, honteuse, se lève d’un bond et renverse le reste de son café sur la table de bistrot (une très très grosse goutte ). Laurent remonte ses lunettes en soufflant.

Elle attrape son sac, tire à la va-vite un billet de 10 € et le tend à la serveuse qui passe au même moment.

— Tenez. Gardez la monnaie. C’est ma contribution pour votre rendez-vous chez Dessange.

Elle se dirige vers la sortie d’un pas chancelant, remarque que les deux retraités ont fini leurs pâtes, et fait claquer la porte vitrée derrière elle.

Une fois sur le trottoir, soudain un océan de grosses gouttes inondent ses yeux.


A l’intérieur de la brasserie, la voix d’Umberto Tozzi retentit :

Ti amo,

Un soldo,

Ti amo,

In aria.

Ti amo

Se viene testa vuol dire che, basta, lasciamoci.


Je t’aime

Un centime,

Je t'aime,

Dans les airs.

Je t'aime,

Si ça tombe face, ça veut dire que ça suffit, séparons-nous.

 
 
 

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