COIFFURE POUR DAMES
- Sophie Royer
- 21 févr. 2022
- 15 min de lecture
Certains disent qu'ils sont nés dans un chou, d'autres qu'ils sont bien nés, d'autres encore qu'ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Sonia, elle, peut dire qu’elle est née...« coiffée ». Non pas que sa naissance ait été particulièrement chanceuse, mais tout simplement parce qu’elle est née… fille de coiffeuse. Son enfance se résume en quelques mots, griffonnés au stylo Bic sur un carnet à rendez-vous Quo Vadis, soigneusement posé à côté d’un téléphone Socotel SG 63 gris.
Tout d’abord il y a sa maison. Grise et massive. Avec au rez-de-chaussée, le salon de sa mère, joyeux et bruyant. Pas de vitrine, juste une large fenêtre. Et flanquée au dessus, une simple enseigne lumineuse : Coiffure pour Dames. Dès qu'on franchit la porte d’entrée, une odeur de laque et d'ammoniaque vous picote les narines. Le couloir, dont le sol est recouvert de petits carreaux beiges et marrons mouchetés, dessert deux univers parallèles : à droite, on trouve le privé, c'est-àdire le foyer de Sonia et de ses parents ; et à gauche, le public, c'est-à-dire la boutique de Maryse, sa mère. Au centre, au grand regret de Sonia, trône l'escalier en bois par lequel elle doit descendre le matin pour se rendre à la cuisine. Les clientes sont donc susceptibles de la croiser en pyjama, la tête en vrac et les yeux bouffis. A 4 ans, c’est amusant : Sonia se tortille dans l’escalier en suçant son pouce et fait coucou aux visiteuses en se grattant le fessier. A 8 ans, c’est l’aventure : Sonia évite les dames, et descend rapidement la rampe en bois à califourchon, pour faire comme Tom Sawyer. A 14 ans, c'est la honte : Sonia rêve d’être invisible. Dans l’escalier, son grand corps maladroit la gêne, et les fidèles clientes de sa mère rapetissent d’année en année.
Ici on ne vient pas par hasard. Ici c'est le bouche-à-oreille qui prime. Ici on sollicite le savoir-faire de Maryse. C’est une petite femme aux larges hanches et au nez retroussé. Ses cheveux sont bouclés naturellement, elle les porte courts ; et parfois quand le temps les fait pousser jusqu’à la naissance des épaules, elle les remonte sur la nuque à l’aide de deux petits peignes dorés. Maryse a un strabisme de naissance qui la complexe. Et malgré trois opérations, ce petit défaut persiste. Alors pour le dissimuler, elle porte de grandes lunettes aux verres fumés. Le matin, quand elle ouvre son magasin, perchées sur ses talons de dix centimètres, Maryse étire ses mollets, et se met sur la pointe des pieds pour bloquer les volets.
Durant ses premiers mois de vie, Sonia passe parfois des journées entières au milieu des clientes, entre les jupons de cette famille de femmes qui la chouchoute. Sa mère engage une apprentie pour la seconder aux lavages de cheveux, mais cette dernière s’avère meilleure nourrice que shampouineuse. Son prénom, c’est Mireille. Elle est douce et ronde comme une pêche. Un jour, Mireille part pour l’amour d’un Marcel. Ils se marient et ont une Mélissa. Fin de l’histoire de la nurse shampouineuse.
Et puis, il y a le quartier de Sonia. Tranquille et familial. Sa rue. Longue et étroite. Les voisins qui vivent ici sont des gens sans histoire. Ils se croisent, s’apprécient, ou se tolèrent. Au salon de coiffure, tous les milieux sociaux se côtoient. De l’épicière modeste à l'épouse de notaire, chacune se retrouve à égalité face au miroir, face à cette jeunesse qui leur échappe. Certaines clientes se racontent sans pudeur à Maryse. Et cette dernière acquiesce toujours, le sourire aux lèvres. Il faut bien la connaître pour comprendre qu’elle n'écoute pas vraiment. Ce n'est pas si grave, l’essentiel est que la cliente ait l'impression d’être entendue. Et ça, c'est important qu’elle se sente « être ». Aux heures d'affluence, elles peuvent être six ou sept à investir la petite pièce. Très vite, Sonia apprend à les saluer par un "Bonjour mesdames", et non pas un "Bonjour" tout court, bien trop familier. Chacune est sagement installée sur son fauteuil en skaï gris. Papillotes argentées sur madame Sarmand, Régé Color sur madame Guignon, bonnet de permanente sur madame Topard. Maryse s'active. Elle enchaîne les shampooings, coupe, colore, boucle. Debout sur ses escarpins durant huit heures, elle passe d'une tête à l'autre. Son petit commerce, elle le tient seule. C'est sa fierté.
Les mercredis matin, Sonia aime jouer les espionnes en sirotant son bol de Nesquick. Une simple cloison sépare la cuisine du salon, une porte en partie vitrée par une glace sans tain, lui permet d’observer les clientes sans être vue (un peu comme dans les films de flics avec Belmondo). Les habituées se présentent, souriantes, et la pièce se remplit au fur et à mesure, de têtes à transformer. Sonia préfère certaines femmes à d'autres. Elle sait repérer les enquiquineuses. Celles qui veulent être coiffées en premier, celles qui réclament davantage d'attention. Elle se souvient qu’une fois, une habituée, bien connue pour être une fervente casse-pied, avait fait mine d'avoir un malaise pour qu'on s'occupe d'elle. Sa mère, ne sachant pas quoi faire, avait appelé son père qui se trouvait justement dans la cuisine. Celui-ci avait déboulé dans le salon de coiffure et, connaissant le petit manège de la mégère, l’avait remise sur pieds en lui assénant deux claques franches. La dame en question avait retrouvé illico ses esprits. Et Sonia, ce jour-là, avait jubilé derrière la vitre sans tain.
Le père de Sonia s’appelle Jean. Il participe à sa manière au bon fonctionnement du salon. De temps en temps, il répare les robinets des bacs à shampooing, et tous les samedis, il nettoie le carrelage au savon noir. Jean a repris l’entreprise familiale de plomberie-charpenterie-couverture. En plus de l’activité coiffure, la maison de Sonia est donc le siège de la petite société. Après sa journée, Maryse devient parfois secrétaire, et tape les devis sur la lourde machine à écrire bleue nuit. Pendant ce temps, au fond de la cour, la fillette joue dans l’atelier de son père, entourée de mille-et-un outils merveilleux : scies à métaux, griffes à zinc, pinces à ardoises, tuyaux de cuivre, tuyaux de plomb, clous, vis, écrous, tuiles en amiante. Jean fait ce métier par obligation. Son rêve à lui, c’était de devenir pilote de course automobile. Rien à voir avec les siphons bouchés et les gouttières percées. Tous les jours, il travaille dur pour satisfaire l’œil inquisiteur de son paternel en retraite. Les seuls moments où il est vraiment heureux, sont ceux qu’il passe dans la petite maison qu’il a construite lui-même, sur la dune, près de l’océan. Tous les étés le réveillent. Il se sent bien. Le vent dans ses cheveux fins. Ses yeux de gamin devant un cerf-volant. Les amis réunis autour d’une partie de pétanque. La douceur des embruns dans les pins.
Toute petite, Sonia adore participer à l’agitation du salon. Très souvent elle monte sur un mini banc et enlève les bigoudis des clientes. Elle leur propose des Paris Match à lire, lorsqu'elles s'installent sous les gros casques transparents des séchoirs. Elle balaie les cheveux coupés tombés au sol. Et régulièrement, les femmes lui demandent : « Alors Sonia, est-ce que tu seras coiffeuse comme ta maman ? ». Certaines ont l’accent sarthois prononcé, et roule les « r ». Ce qui donne : « Alorrrs Sonia, est-ce que tu serrras coiffeuse comme ta maman ? » . Et la fillette leur répond toujours la même chose : non, elle ne veut pas être coiffeuse. Elle ne souhaite pas prendre exemple sur son père et sa mère, qui eux, ont choisi le métier de leurs parents. Elle sait que pour s’affranchir du joug familial, il lui faut trouver sa propre voie.
Lorsqu' arrive le samedi, c'est le jour des chignons de mariées. Sonia aime ces matinées particulières, parce qu’il y règne un parfum de fête. Chacune commente son propre vécu, sa propre noce, et dans les yeux des vieilles femmes, ça pétille. On y lit le souvenir d’une passion aujourd’hui révolue, d’un amour endormi, ou parfois d’un léger regret. Sonia n’ose jamais leur demander si le regret est de s’être mariées, ou simplement d’avoir passé l’âge de pouvoir changer d’avis.
Certaines, parfois, viennent avec leur fille. Alors Maryse appelle la sienne, afin qu’elle invite l'enfant à venir jouer dans sa chambre. Sonia n'aime pas ça. C’est une solitaire. Elle ne veut pas d’une petite intruse sur les terres de son intimité récréative. De la fenêtre, près de son lit, elle aperçoit souvent la grand-mère d’en face, madame Dommier, qui revient de ses courses, son filet vide à la main. La vieille dame arpente le trottoir, tête baissée, en maugréant dans sa barbe. Été comme hiver, elle porte un gros manteau, un bonnet jaune et une écharpe en laine. Madame Dommier a perdu le sens du temps. Elle ne se rappelle plus les saisons et les heures. Elle sort de chez elle à onze heures du soir, son panier à la main.
Dans la rue, il y a aussi madame Poupin, l’épicière. La cinquantaine bien entamée, elle prend toujours ses rendez-vous de bonne heure chez Maryse, parce qu’ensuite, il faut qu’elle ouvre son commerce vers 8h. Son magasin jouxte le bistrot de son mari. Une porte marron, au fond, sépare les deux enseignes, et elle est toujours ouverte ; ce qui signifie que la fumée des cigarettes des piliers de bar de monsieur Poupin envahit les étals de l’épicerie de madame Poupin ; ce qui signifie que le moindre bout de pâté, que la moindre petite tomate, ou que la moindre paire de chaussettes (on vend de tout ici) sent le tabac froid ; ce qui signifie qu’on ne va là-bas que pour se dépanner, jamais pour le gros panier alimentaire. Cependant, il est impératif de s’y rendre régulièrement afin d’ entretenir de bonnes relations, car madame Poupin se fait teindre les cheveux au salon. Elle les porte courts pour plus de praticité, parce qu’elle travaille beaucoup. Elle ne sort que très peu. Son mari gère sa vie. Ils n’ont jamais eu d’enfant et madame Poupin évite le sujet. Elle aime bien Maryse, et encore plus Sonia. Elle prend rendez-vous tous les mois pour cacher la blancheur de ses désillusions.
A part Jean, les hommes sont rares au salon. Les mâles qui osent s’aventurer dans ce repère à œstrogènes sont la plupart du temps, les maris des clientes. Quand l'un d'entre eux a l'audace de franchir la porte d’entrée, les bavardages cessent aussitôt. Les femmes se murent dans une attitude prudente et muette, comme si elles travaillaient toutes pour la C.I.A. De temps en temps, on accueille aussi les fils. A une époque, lorsque celui de madame Tellier, par exemple, venait chercher sa mère, tous les regards se portaient sur lui. Madame Tellier était fière de son fils unique, Charles. Elle vantait très souvent ses mérites à Maryse. C’était un grand jeune homme brun, mince et élégant. Sonia lui trouvait beaucoup d’allure pour un vieux de vingt-cinq ans. Il toquait toujours discrètement à la porte vitrée du salon, faisant tinter les clés de sa BX noire, puis il restait là debout dans un coin, les bras croisés, le sourire aux lèvres, adossé à la tapisserie rose. Les mémés du quartier, sous leurs bigoudis racornis, le lorgnaient avec envie, s’imaginant quelque romance ou quelque cochonnerie. Charles était célibataire, il avait une bonne situation. Il portait une chevalière à l’annulaire droit, et louait un petit trois pièces, tout près de chez ses parents. Le samedi, sa mère repassait ses chemises blanches d’agent immobilier, pendant qu’il regardait le foot en compagnie de son père. Il avait quelques amis de boulot avec lesquels il aimait prendre un verre de temps en temps. Le soir, il mangeait seul à sa table devant le journal de Jean-Claude Bourret, les bolognaises que sa mère lui avait préparées dans un tupperware. Il trouvait sa vie agréable, bien qu’elle fut incontestablement ennuyeuse. Il envisageait d’avoir un chien, mais préférait se donner du temps pour réfléchir, car ses parents n’étaient pas pour. Charles aussi était un homme sans histoire. Un jour, il a invité son père et sa mère pour le déjeuner. C’était un beau dimanche de printemps ensoleillé et lumineux. Le genre de journée qui efface d’un coup la déprime accumulée durant l’ hiver maussade. A la fin du repas, en guise de dessert, il leur a tiré, à chacun, une balle dans la tête, puis a fait de même dans la sienne. Les jours suivants, pas de BX noire, pas de chemise blanche, pas de chevalière. Les rêves des mamies se sont brisés contre le rose de la tapisserie.
Sonia n’a jamais aimé le papier peint du salon de coiffure. Ce coloris gnangnan octroyé d’office aux filles dès la naissance. L’étiquette qui te colle à la peau, dès l’instant où on t’enfile ton premier body en coton. Ce n’est pas que Sonia, du haut de ses dix ans, déteste être une fille, mais c’est juste qu’à l’école, c’est plus pratique d’être en sweat-shirt et pantalon. Parce que, pour ne pas attirer le regard des garçons, il faut s’habiller comme eux. Les filles « trop filles » sont constamment embêtées. On soulève leurs jupes pour voir leur culotte. On ricane derrière leurs dos en mimant les bisous avec la langue. Alors que quand tu portes un jogging et des baskets, on n’a pas envie de voir sous ton tee-shirt, si t’as les nichons qui poussent. On te fiche la paix. Et si c’était eux qui s’habillaient comme nous ? La fillette imagine sa cour d’école, remplie de spécimens mâles en jupe plissée et corsage fleuri. Ce serait génial ! Ça arrivera peut-être dans le futur… Qui sait ? En l’an 2000 ! En 1985, quand on parle de cette année lointaine, on a tout dit. Tous les espoirs du monde résident dans ces quatre chiffres.
Tout au bout de la rue, il y a la grande avenue. Deux fois par semaine, sur les consignes de Maryse, Sonia attrape un billet dans la caisse, enfile son blouson et s’y rend pour faire les courses. Elle aime ces instants de liberté. Dehors la rue est calme. Les tourterelles gloussent d’amour sur le fils des P.T.T. A la fin février, le parfum des fleurs jaunes du grand mimosa inonde l’air frais depuis la cour. Les trottoirs, longs rubans goudronnés, s’étirent jusqu’à l’effervescence de la ville. La vie fourmille à quelques centaines de mètres, frénésie sonore et exaltante. Des gens, des voitures, des bus. Des klaxons, des feux, l’odeur du diesel. Et puis les petits commerces qui prospèrent. Là, le fleuriste. Ici, le tabac-presse. A côté, la boulangerie-pâtisserie. La papeterie, le cordonnier, la pharmacie, le pressing, le vidéo-club. Et enfin, la boucherie Virlot.
Chez monsieur Virlot, ça sent le sang. Tablier blanc et crayon de bois à l’oreille, il rit et parle fort, en décrochant la viande qui pend derrière lui. Ici il n’y a pas de sciure par terre, contrairement à l’autre magasin de l’avenue, situé près de la voie ferrée, où vont ses grands-parents paternels. Parfois Sonia y accompagne sa mémé Yvette. Elle trouve que ça fait dégoûtant cette sciure au sol, et pas pratique à cause des éventuelles glissades. Elle n’en comprend pas l’utilité. Sa grand-mère lui explique que c’est pour éponger le sang. L’enfant n’est pas dupe. Comme si on tuait le cochon devant le comptoir !
Sa mémé Yvette est un amour de grand-mère, vouée corps-et-âme à sa petite-fille, à son mari, et à son ménage. Elle passe beaucoup de temps devant les fourneaux, alors elle porte constamment un tablier. A croire qu’elle le noue sur sa chemise de nuit pour aller se coucher. Lorsqu’elle a envie d’une nouvelle robe, elle demande la permission au grand-père de Sonia. C’est lui qui dirige le porte-monnaie. D’une manière générale, c’est lui qui gère tout, même la vie de son fils. Lorsqu’il est d’accord pour la robe, il accompagne sa femme en ville pour choisir avec elle la tenue en question. Pas trop chère la tenue, et pas trop de questions non plus. Puis, une fois rentrer chez eux, mémé Yvette, toute heureuse, enfile sa nouvelle robe et, sans même s’en rendre compte, d’un geste quotidien, s’empresse de la recouvrir de son tablier.
Les doigts costauds et boudinés de monsieur Virlot virevoltent sur la barbaque, comme s’ils exécutaient une danse. Le steak est aplati, découpé, retourné, aplati, découpé, emballé. Les mouvements des bras sont légers. Le savoir-faire. C’est beau de le voir quand il ficelle un rôti. On sent qu’il est heureux à l’idée de nourrir les gens. L’envie de faire plaisir. De sa grosse voix rocailleuse, il entonne ses conseils du jour :
— Surtout bien arroser en milieu de cuisson, madame Michaud ! Bonne journée, madame Michaud !
Sonia connaît très bien la boucherie et ses propriétaires, madame Virlot est une cliente de sa mère. Assise derrière sa caisse, elle discute avec les gens, de sa petite voix nasillarde, en faisant le compte des articles. Calcul mental. Ici, on rend la monnaie sans calculette. Parfois leur fille débarque dans la boutique. Elle a le même âge que Sonia. Des vies comparables. La fille de la bouchère. Celle de la coiffeuse. Qu’est-ce qui se trame dans l’arrière-boutique ? Est-ce que sa mère à elle doit aussi supporter les crises de son père ?
Certains soirs, Sonia, silencieuse, assise à la table, les coudes rangés sagement de chaque côté de l’assiette, subit les hurlements de Jean, ivre d’alcool et de colère. Dès qu’il rentre du travail, tel un bon petit docteur, elle va le voir afin de diagnostiquer l’état de son âme. Ses yeux changent de couleur quand il a bu. Yeux noisette, son vrai papa. Yeux verts, son fou de père. La soirée promet d’être longue. Sa bouche empeste la bière. Il crie sur Maryse, sur elle, et sur la terre entière. Il menace de les frapper avec une bouteille de rouge. Il rêve d’être un autre. Il souffre et elles avec. Sa bouche se tord de douleur, ses yeux sont exorbités et Sonia a la peur au ventre. Sa mère le supplie d’arrêter, prie pour qu’il aille se coucher. Ce qui heureusement arrive enfin. Épuisé par sa fureur, anéanti par sa détresse, il s’effondre sur le lit. A chaque fois, Sonia le haït. Elle a l’espoir que sa mère l’emporte loin de lui. Maryse est si douce.
Jamais elles n’ont quitté la maison. Elles ont continué encore longtemps à supporter son désespoir violent. Et puis un jour son père a fermé son entreprise et le lendemain, il avait cessé de boire.
— Au revoir Sonia. Passe le bonjour à ta maman ! s’esclaffe monsieur Virlot.
De temps en temps, quand l'effervescence d’une journée bien remplie fait place au calme de la soirée. Quand les brosses, les peignes, les bigoudis, les rasoirs sont presque tous rangés. Quand aucun devis ne doit être tapé. Quand Jean, avant de rentrer, n’a pas rejoint les piliers du bar d’à côté. Maryse coupe les cheveux de Sonia. Celle-ci s’amuse avec les pinces, qu’elle glisse au bout de ses doigts pour se faire des mains de sorcières. Ses parents la préfèrent coiffée à la garçonne. Mais elle, s’imagine avec un beau chignon comme les mannequins des catalogues. Pendant que sa mère s’affaire, son père prépare le dîner. La porte de la cuisine est ouverte et, à l’odeur délicieuse d’une pizza faite maison, s’ajoute celui du parfum fleuri et léger de Maryse. A cet instant, Sonia est heureuse. Sa mère n'est rien qu'à elle. Elle sent ses mains douces sur sa nuque. Son père est détendu. Il chantonne en disposant les anchois sur la pâte. Puis, avant d’aller manger, avant d'éteindre la lumière, la fillette joue une dernière fois avec les coques-oreilles. Ce sont de petits ustensiles en plastique qu'on met sous les séchoirs pour éviter d'être incommodés par le bruit et le souffle de l'appareil. Quand Sonia les porte, elle entend le murmure de l'océan comme dans un coquillage, et elle se dit que sous les séchoirs de sa mère, il y a la plage.
Le temps passe. Dans le quartier, la vie s’écoule, l’air de rien, dans les foyers, entre les gens. Sonia foule toujours les mêmes trottoirs. Ceux de l’avenue. Ceux de la rue. Le rythme de ses pas. Des milliers de pas sur ces trottoirs. Toujours les mêmes pas, toujours les mêmes trottoirs.
Sonia grandit. A onze ans, lors d’un spectacle de fin d’année, donné sous le préau de son école primaire, elle comprend qu’elle veut faire du théâtre. Ses parents, enjoués, l’inscrivent à un cours d’Art Dramatique. Et les années défilent. Le rythme de ses pas. Elle a quinze ans. Toute de noir vêtue pour la remise des prix du conservatoire, elle se tient droite sur le plateau, alignée près des autres élèves. Elle a le trac. Ce soir on lui remet la Première Médaille. Pas la Troisième, ni la Deuxième, non la Première. C’est un immense bonheur. Elle se hâte de retrouver sa famille au milieu des spectateurs. Ses parents ne connaissent ni Molière, ni Marivaux. Et du Théâtre Municipal, ils ne côtoient que le parking. Parce qu’il est gratuit, les jours de marchés. Seulement ce soir-là, leurs regards pétillent. Ses grands-parents affichent deux larges sourires remplis de fierté. Tandis que sa mère la serre contre elle, son père essuie discrètement ses yeux noisettes humides avec un grand mouchoir à carreaux, et s’empresse de le ranger dans sa poche. Sonia est émue.
Les mois s’enchaînent, sur l’avenue, vifs et bruyants, comme les automobiles. Le rythme de ses pas. Toujours les mêmes pas, toujours les mêmes trottoirs. La boucherie des Virlot n’a pas tenu. Reconversion professionnelle. A la place, Sonia découvre une boite intérim. Une affichette est placardée sur la devanture : « Nombreux emplois dans la grande distribution. Auchan recrute ! ». A l’intérieur un grand type en costard bleu se dandine en se grattant la calvitie avec un stylo Montblanc. Passé 40 ans, son père, aussi, avait été obligé d’être intérimaire. Les métiers du bâtiment, c’est pas bon quand on a la santé fragile. La sienne a commencé à flancher, alors il a dû fermer son atelier, et se mettre à chercher du boulot avec les chômeurs. Maryse a redoublé d’effort au salon pour maintenir le cap.
Le rythme de ses pas. Des milliers de pas sur ces trottoirs. Début des années 90. Le père de Sonia décède. Le fleuriste, le pressing, l’épicier, le cordonnier, le vidéo-club ferment. Il avait 49 ans. Les vitrines sont blanchies au Blanc de Meudon. Opération chirurgicale. Devant certaines, des rideaux de fer sont tirés. Erreur médicale. On dirait de grandes paupières fermées sur des boutiques endormies. Crématorium. Locaux à vendre. Sonia a 16 ans.
Dans le quartier, malgré tout, quelques boutiques subsistent, pourtant asphyxiées comme ces arbres prisonniers du bitume, devant leur vitrine : la pharmacie, le tabac-presse, et la boulangerie-pâtisserie. A nous, les commerces de proximité ! A nous, Tranxène, clopes et choux à la crème ! En périphérie, les parkings des centres commerciaux sont envahis de voitures grises, et de caddies métalliques en file indienne. Pourtant, à bien les observer, ces grands paniers à roulettes n’évoquent rien « d’indien ». On est loin des grandes plaines et des chevauchées fantastiques. Sous leur auvent en plastique, ils s’emboîtent les uns dans les autres, telle une grande farandole fornicatrice consommatrice. Sonia est en colère. Sonia n’a plus de père.
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