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ET DIEU CREA... JOSEPHINE

  • Photo du rédacteur: Sophie Royer
    Sophie Royer
  • 21 févr. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 5 mai 2023

Vendredi 12 Janvier 1968. 21h.


Les pas de Pierre crissent sur l’épaisse couche de neige qui recouvre le trottoir de la rue Crébillon. Les mains dans les poches, il traverse la nuit comme une ombre. Au loin, un chien aboie par intermittence, ponctuant le silence nocturne de son ennui canin. Le vent glacial fait danser les flocons, petits spectacles éphémères, sous les lumières des grands lampadaires. Malgré leur ballet désinvolte et poétique, ce qui rend Pierre, nostalgique, c’est qu’ils finissent toujours par mourir sur la chaussée. Lorsqu’il était tout petit, il essayait de sauver les flocons. Il les attrapait au vol et les cachait dans ses moufles, mais à chaque fois, c’était peine perdue ; le cristal d’eau congelé s’éteignait dans sa paume. Pierre s’arrête devant la porte de L’Aquarium. Ses doigts sont engourdis par le froid. Ça fait longtemps qu’il ne porte plus de moufles. Il réchauffe ses mains en les frictionnant, puis reste là, hésitant, sur le seuil, face au Juda en fer forgé. A cet instant, un homme lui tapote l’épaule en riant, et lui passe devant. Derrière le fenestron, un visage émacié apparaît. La porte s’ouvre et le moqueur s’engouffre dans le cabaret, suivi de Pierre.


Quinze jours plus tôt. 22h55.


Devant le miroir de sa loge, Joséphine peaufine son maquillage. Tigresse blonde aux yeux de biche. Son regard, aux longs cils charbonneux, ferait fondre la banquise et les pingouins avec. Sa chevelure, cascade de boucles dorées, s’étire jusqu’au creux des reins. Sa bouche, rouge et pulpeuse, a le goût sucré des baies sauvages, qu’on cueille l’été, au hasard des sentiers. Entre ses longs doigts gantés, une cigarette se consume. A travers la lucarne, elle aperçoit la neige qui commence à tomber. Elle est heureuse. Elle s’est battue pour devenir celle qu’elle est, aujourd’hui. L’Aquarium, c’est son monde. Elle est si fière d’en être la vedette. Sur le plateau, elle incarne B.B, et enfourche avec provocation, la somptueuse Harley rouge, prêtée par Luigi. En fond de scène, d’immenses gratte-ciels sont dessinés sur un calicot, simulant une nuit étoilée new-yorkaise. Dès son entrée, dans la salle, le silence se fait. Les spectateurs, accoudés au bar, ou tassés autour des tables rondes, se taisent aussitôt. Soudain on entend vrombir le moteur et les premières notes de la chanson. Le projecteur en poursuite, cercle chaud et lumineux, éclaire d’abord le dos nu et cambré de Joséphine, puis à peine a-t-elle débuté son fameux déhanché au rythme des guitares, qu’elle se tourne vers le public avec fougue, et entonne « Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson ! ». L’assistance est médusée.


Vendredi 12 Janvier 1968. 21h01.


Lorsqu’il pénètre dans la salle à l’ambiance feutrée, Pierre se sent mal à l’aise. Il est tôt. Les quelques rares spectateurs présents l’observent, le dévisagent. Pierre n’est pas un habitué des lieux. Au loin, une femme très chic, brune à la haute stature, lui sourit, et lui fait signe d’aller vers le bar. Derrière le comptoir, le patron, Luigi, tousse ses Marlboro, et essuie ses verres à whisky. Quand son regard tombe sur le nouvel arrivant, il a le souffle coupé. La ressemblance est frappante.

— Vous êtes un peu en avance…

— Oui. Désolé. J’avais peur de ne pas trouver.

— C’est par là. Suivez-moi.

Pierre suit l’homme en direction des coulisses. Derrière les rideaux de velours noir, tout un monde excentrique exulte ses couleurs. De longs portants en métal rassemblent des centaines de costumes. Robes, tuniques, chapeaux. Plumes, dentelles, strass. Et des miroirs, et des miroirs, et des miroirs. Deux hommes se disputent un bustier en lycra argenté. Ils s’arrêtent net en voyant Pierre.

— C’est la porte de gauche, dit Luigi. Je vous laisse. Les filles se sont déjà servies. Elles voulaient toutes garder un souvenir.

Pierre comprend. Il sait que Luigi et toute l’équipe de L’Aquarium avaient offert à Joséphine, le foyer dont elle rêvait. La reconnaissance, aussi. Celle d’être une grande artiste. La porte de sa loge est juste entrebâillée, et déjà Pierre reconnaît son parfum. La pièce, étriquée, est quasiment vide. Seuls une table en pin, un modeste fauteuil et un vieux canapé défoncé, dorment en attendant des jours meilleurs. Autour du miroir, une des ampoules clignote. Sur la tablette en bois, un bas de soie orphelin et un cendrier débordé, sont livrés à eux même. Pierre contemple son reflet dans la glace. Derrière lui, à travers une lucarne, il aperçoit la neige qui continue de tomber. Le vent glacial fait danser les flocons, petits spectacles éphémères, sous les lumières des grands lampadaires. Au pied du canapé vétuste, une valise en cuir brun est ouverte. A l’intérieur, des vêtements ont été rangés avec soin. Une photo est posée au centre. Deux enfants prennent la pause devant une automobile. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.


Quinze jours plus tôt. 4h du matin.


Joséphine sort du cabaret. Les mains dans les poches, elle traverse la nuit comme une ombre. Fatiguée, elle a froid. Elle est pressée de retrouver sa chambre sous les toits. Au détour d’une rue, elle ne voit pas les trois hommes qui la suivent. Lorsqu’elle s’en rend compte, il est déjà trop tard. Ils la poussent, la menacent, la bousculent… et finissent par lui cracher à la figure. La rage dévore leurs entrailles. Ils ont envie de violence. Alors ils la jettent au sol et la traînent par les cheveux. Pauvres boucles dorées. Alors ils lui donnent des coups de pieds dans les reins. Pauvre dos si cambré. Alors ils lui défoncent la mâchoire. Pauvres lèvres fruitées…


Vendredi 12 Janvier 1968. 21h30.


Pierre sort de L’Aquarium, avec à la main, la valise en cuir brun.

A l’intérieur : un bustier argenté. Dernier vestige d’une artiste, d’une femme, d’une sœur pas ordinaire.


Quinze jours plus tôt. 4h10 du matin.


Les trois individus jubilent, et laissent Joséphine, ensanglantée, sur le bitume gelé.

Un type déguisé en femme, pensent-ils, ça peut bien crever dans la neige.

Petit flocon libre et éphémère, qui s’éteint, sous les lumières des grands lampadaires.


Leblogasof-Novembre 2021

 
 
 

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