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LES MURS N'ONT PAS D'OREILLES

  • Photo du rédacteur: Sophie Royer
    Sophie Royer
  • 1 juin 2023
  • 4 min de lecture

Ça y est, je passe enfin à la télé !!


Je rêvais que ça m'arrive un jour. Depuis le temps que je cours les castings « à la con » (comme dit Christophe) pour devenir une star. D'ailleurs, mes voisines (qui sont devenues mes copines), quand elles m'aident à choisir mes tenues pour les auditions, elles se marrent. Elles trouvent que j'en fais trop. Maquillage, chignon, bijoux et tout. Elles disent qu'on m' reconnaît même pas, tellement je suis « déguisée ». Qu'est-ce que vous voulez ! C'est comme ça, j'aime bien être jolie. Vous verriez, c'est le bazar dans la chambre, les fringues étalées partout ! La crise de rire avec mes copines !! Heureusement que Christophe voit pas ça.


Les castings, pour moi c'est du sérieux. Mais j'suis pas le genre : on s' drague dans un loft ou on cherche un totem sur une île. Non. Moi, mon truc, c'est la chanson. Les télé-crochets. Avant d'avoir les garçons, si j'avais eu les sous, j'aurais pris des cours de Chant. Quand j'étais gamine, on m' disait que j'avais une belle voix. Souvent c'étaient dans les mariages ou les baptêmes. Aujourd'hui, les gens, ils se marient plus et ils se baptisent plus. C'est bête. C'étaient à ces occasions là qu'on se retrouvait pour chanter. Près de chez nous, on avait aussi le Sun 7, un bar Karaoké. Mais il a fermé, parce que, Nino, le patron, il est parti en retraite, et pis comme souvent, y a personne pour reprendre… De toute façon, on y allait quasiment plus. Christophe, il aimait pas Nino. Il trouvait qu'il me tournait autour. Il préfère que j' m'entraine à la maison. C'est mon côté « artiste » qu' a séduit Christophe, y a 8 ans. C'était chez un pote qu'on avait en commun. Ce soir là, j'ai chanté La Vie en Rose. ça l'a bluffé direct. Il a flashé sur moi et, moi, j'ai fini par flashé sur lui. Il m'a tout de suite incité à chanter pour être connue. Il m' disait que j'étais sa petite sirène. Que ma voix l'avait envoûtée. Et puis, la vie a filé, et très vite, on a eu les jumeaux.


La dernière audition que j'ai passée, c'est grâce à mes copines, les voisines. Christophe était pas chaud pour que j'aille à celle-là. J'étais jamais prise. Il trouvait que c'était encore de l'argent de foutu en l'air. Il a dit que ça servirait plutôt à changer le radiateur en fonte. Il a pris les sous, alors que c'était mes économies. J'étais déçue, mais j' comprenais. On n'allait pas encore s' cailler tout l'hiver. Heureusement mes deux voisines ont fait une cagnotte. Elles m'ont payé le billet de train pour Paris. Christophe a pesté, mais il a dit qu'il était d'accord pour que j' y aille.


J' sais bien que, pour lui, c'est pas toujours simple. Des fois, il en a marre. Faut me supporter. Certains soirs, l'appart est en bazar, le repas, pas prêt, les garçons font des conneries. Et moi qui je chante dans la cuisine ! Christophe rentre du boulot, il est crevé. Alors là il m' chope par le cou et le serre fort, parce que tout ce bruit, ça l'énerve. Il me hurle dessus. Il me gifle. Il dit que j'ai pas les pieds sur terre. Les voisines doivent nous entendre. On dit que les murs ont des oreilles. Pourtant elles m'en parlent jamais.


A la télé, dans les émissions, ils disent qu'il faut pas s'arrêter de chanter si on veut progresser. Donc, moi je continue au cas où, un jour, un producteur de disques me remarque. En m'endormant le soir, j'imagine qu'un matin, un mec sonne à ma porte. Il vient d'emménager juste à côté et il a entendu ma voix exceptionnelle. Coup de bol, c'est le directeur d'une célèbre maison de disques.

Sur les réseaux, des histoires comme ça, j'en lis souvent. Un type qui fait la manche dans le métro, devient guitariste et connu, une fille caissière à Monoprix, finit mannequin chez H&M. Les médias le disent : Y a plein de gens ordinaires qui deviennent extraordinaires.


C'est ma mère qui m'a donné le virus ! Elle chante, elle aussi, du Brassens, du Cabrel, du Renaud. Elle a pas été beaucoup à l'école, mais elle aime les mots des autres. ça la fascine. Des fois, assise sur le perron de son pavillon, elle pleure en écoutant Garou. Elle adore ce chanteur. Elle dit qu'elle l'aime parce qu'il est gentil. Que ça se voit dans ses yeux. C'est un homme bon. Elle dit aussi, qu'elle aurait bien aimé que mon père lui ressemble. Mais elle sait que c'est pas simple d'être bon quand on croûle sous les dettes et les emmerdes.


Au fond je sais que Christophe est une bonne personne. Les baffes et les coups, c'est parce que la société autour, elle est pas digne de lui. Il s'excuse toujours après m'avoir frappée. Il m'offre des fleurs alors on fait l'amour. Quand je serai une star, toute cette galère, elle sera derrière nous. On sera heureux. La chanson, ce truc, cette pulsion, c'est dans mon corps. Je le ressens, vous comprenez. C'est encré dans ma peau. C'est comme si, tout mon être, était né pour faire ça. Je sais que j' suis sur cette terre pour y laisser quelque chose d'incroyable.


Hier soir, Christophe était très contrarié à cause de son patron. Il a frappé plus fort que d'habitude. J'ai perdu l'équilibre. Mon crâne a percuté le radiateur en fonte. Ça a fait un bruit sourd, mais j'ai pas souffert. Les voisines ont pas bougé de chez elles. J'sais pas si c'est des vraies copines.

Faut croire que, dans certains cas, les murs ont des boules Quiès.


Mes garçons, ils vont être fiers. Ce soir je passe à la télé, dans le journal. Y a ma photo et le type qui raconte : « Une femme succombe sous les coups de son mari. 90 femmes tuées par leur conjoint en 2020."

Ce soir je ne suis plus une femme ordinaire.

On se souviendra de moi.

Ce soir je suis une étoile. Une star.



Leblogasof- écrit en Août 2021

 
 
 

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