Le petit chaperon rouge conté par le loup
- Sophie Royer
- 29 nov. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 mai 2023
Souriceaux gris, hiboux roux, lapins dodus et renards fous.
Habitants de nos bois, résidents de nos terres, laissez-moi vous conter l’histoire peu ordinaire, d’une petite fille nommée Chaperon rouge, gentille damoiselle à la blondeur farouche.
On la nommait ainsi à cause de son habit. Elle vivait tout près d’ici dans un joli village. Sa mère et sa mère-grand l’aimaient fort tendrement. Son père était bûcheron ; et sa hache, depuis longtemps, frappait l’écorce de nos chênes, détruisant sans vergogne, nos abris centenaires.
Mes frères de meute et moi vivions paisiblement. Cependant bien souvent la rudesse de l’hiver avait raison de nous. Notre faim grandissait. Nos proies se faisaient rares. Alors, lorsque le printemps discret pointait le bout de son nez ensoleillé, nous quittions nos tanières avec avidité.
Ce fut précisément à ce moment de l’année, lorsque la nature s’éveille et que l’aube, dans un soupir, baille et s’étire après ses nuits de givre, que je rencontrai la petite au chaperon rouge. Elle marchait gentiment dans la forêt. Petits pas léger sur la mousse écrasée. Tapis derrière un buisson touffu, je l’observai. L’enfant était mutine et guillerette à souhait. A son bras blanc et potelé, elle portait un panier. Je ne mis pas longtemps à deviner ce qu’il contenait. La délicieuse odeur d’une galette et d’un petit pot de beurre me chatouilla prestement les naseaux. La petite prenait son temps, cueillait des noisettes et s’attardait près des fleurs. Lorsqu’elle fut tout près, j’humai avec délectation sa chair fraîche, rose et sucrée, semblable à un fruit d’été. Je me postai bien en vue sur son passage afin qu’elle me remarqua, et fis mine d’être surpris en la voyant. D’un large sourire aux crocs acérés, je la saluai poliment.
— Bonjour très chère enfant. Comme tu as le cœur gai ! Qu’il est fort agréable de voir un visage souriant ! Dis-moi donc, que fais-tu de bon matin ? Où te rends-tu de ce pas sautillant ?
La petite fille, qui ne se doutait pas que j’allai la croquer, s’arrêta naïvement et me répondit :
— Je vais voir ma mère-grand, et lui porter un petit pot de beurre que ma mère lui envoie.
Sur ces mots, j’entendis, au loin, les voix des bûcherons. Mon sang ne fit qu’un tour. Il était fort risqué de tenter quelque rapprochement. Je décidai donc de repousser l’instant où je n’en ferai qu’une bouchée.
— Tout cela est très intéressant… Demeure-t-elle bien loin ? dis-je en feignant l’innocence.
— Oh ! Oui, répondit-elle. Elle vit par delà le moulin que vous voyez tout là-bas, dans la grande maison au vaste toit de chaume, bordée d’acacias.
— Eh bien ! Rien ne me ferait plus plaisir que de la rencontrer ! J’apprécie volontiers les personnes très âgées. Elles ont l’âme noble et la sagesse des dieux. Fort à parier que ta mère-grand s’ennuie, et qu’elle sera ravie d’avoir bonne compagnie !
Je m’y en vais de ce pas ! Par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là ; et nous verrons à qui plus tôt y sera.
Je me mis à courir de toutes mes forces par le sentier qui était le plus court ; et la petite ingénue s’en alla par le chemin le plus long. Je devinai qu’elle prendrai tout son temps. Je l’avais précédemment vue à l’œuvre : sa lenteur enfantine était consternante ! J’étais donc certain d’arriver le premier chez la vieille édentée. En effet je ne mis pas longtemps à découvrir la maison de la mère-grand. J’essuyai bien mes pattes à l’entrée. Pas de traces suspectes contre ma volonté.
Je heurtai : toc, toc. Une voix de crécelle me répondit aussitôt :
— Qui est là ?
— C’est votre fille, le petit Chaperon rouge, lui dis-je en contrefaisant ma voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie.
L’ancêtre me cria :
— Tire la crapouillette, puis vers toi le loquet, et le bouton en bois bondira dans ton nez !
Je tirai la crapouillette, puis vers moi le loquet, et le bouton en bois me sauta à la truffe.
— Aïe ! m’exclamai-je.
La porte s’ouvrit. Vision d’horreur devant moi : la maigreur d’une aïeule en fin de vie, œil hagard, lèvres blêmes, teint cireux. Et une sale mise en plis. Pantin défiguré par les ans, poupée flétrie par la vie, corps décharné recroquevillé dans son lit. J’avais beau avoir faim, à sa vue pourtant je perdis mon entrain. Il fallut que je me contraignisse pour avaler la « chose » !
Une fois mon méfait accompli, je fermai la porte, et allai me coucher dans le lit de mon goûter. Le Chaperon rouge, quelque temps après (une bonne heure), vint heurter à la porte : toc, toc.
— Qui est là ? dis-je.
Je m’entendis parler… Sacrebleu ! Ma voix était bien trop grave et bien trop rocailleuse ! Dans mon empressement j’avais omis de la modifier ! Mon manque de préparation vocale allait me nuire.
Il y eut un silence, furtive hésitation, puis la fillette finalement répondit :
— C’est votre fille, le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mère vous envoie.
Je lui criai, en adoucissant un peu ma voix :
— Entre ! Ma douce enfant, tu es la bienvenue. Viens donc donner un baiser à ta grand-mère fatiguée. Tire la crapouillette, puis vers toi le loquet, et le bouton en bois bondira dans ton nez !
A ma grande satisfaction, la duperie fonctionna. La petite fille tira la crapouillette, puis vers elle le loquet, et le bouton en bois lui sauta... certainement dans le nez... La voyant entrer, se frottant la narine, je me cachai davantage sous les couvertures :
— Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher à mes côtés. J’ai froid. Mon corps de pauvre vieille femme est tellement meurtri. J’ai grand besoin de chaleur et de vie.
Le petit Chaperon rouge se déshabilla, et vint se mettre au lit. Son visage enfantin était tout près du mien. Elle sentait bon le lait et le petit pain. J’entendais le sang dans ses veines qui vibrait sous sa peau. Un filet de bave s’affolait dans ma gueule. Je déglutis aussitôt pour annihiler tout soupçon.
Ses grands yeux sombres me dévisagèrent, s’attardèrent sur le déshabillé, puis le bonnet que j’avais enfilés. Ses sourcils étaient froncés, son petit nez retroussé. Et je vis qu’elle doutait.
— Ma mère-grand, que vous avez de grands bras !
— C’est pour mieux t’enlacer, ma tendre fille !
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
— C’est pour mieux courir vers toi, mon enfant chérie !
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles !
— C’est pour mieux écouter tes secrets, mon ange joli
— Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux !
— C’est pour mieux t’admirer, ma douce mignonne !
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents !
— C’est pour mieux te dévorer, maudite écervelée !!!
En disant ces mots, je me jetai sur elle et la mangeai toute entière.
Entendez-moi, bêtes des bois !
Compagnons nicheurs, voisins gratteurs, amis rongeurs, cousins creuseurs !
Méfiez-vous donc des Hommes. Leur langue est bien pendue.
Tant de phrases prononcées ! Si peu d’actes, en vérité !
Voyez-vous… Je n’aime pas écouter leurs enfants. Ils posent trop de questions.
Comme je n’aime pas entendre aussi nos arbres tombés sous les coups des bûcherons.
Leblogasof-Octobre 2022

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