Les bestioles
- Sophie Royer
- 22 mai 2023
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 juil. 2023
Cette nouvelle a été écrite pour le concours Marcel Pagnol de la ville d'Allauch. Il s'agissait de débuter son texte par ces quelques lignes, écrites par l'écrivain :
"— Voilà Allauch ! dit le docteur, nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre et souriez. Ils nous attendent. Ne leur parlez pas. C’est inutile, personne ne
vous croirait. Laissez-moi leur raconter. Moi, je peux. "
— Voilà Allauch ! dit le docteur, nous sommes peut-être sauvés. Marchez en bon ordre et souriez. Ils nous attendent. Ne leur parlez pas. C’est inutile, personne ne
vous croirait. Laissez-moi leur raconter. Moi, je peux.
De son petit doigt dodu, le docteur Artus Baltayan, la soixantaine, chauve et bedonnant, pointe le panneau d’entrée de la ville provençale. Épuisé, les yeux creusés, ses lèvres fines esquissent un sourire. Le docteur est heureux. Il regarde un à un ses compagnons de voyage : la jeune Sonia, Augustin et sa femme Diane, Audrey et sa fille de dix ans Suzanne, et puis le vieil Ernest. Ensemble, ils ont parcouru des centaines de kilomètres dans un pays déchiré, et malgré la peur, ils sont restés soudés. Aujourd’hui il se prépare à raconter leur incroyable découverte au colonel Tessier, son ami d’enfance, ainsi qu’à ses collaborateurs. Tel un chef d’orchestre, il fait de grands signes aux soldats, qui montent la garde à l’entrée de la commune, puis avance d’un bon pas en s’épongeant machinalement le front. Lorsque Sonia entre dans Allauch, à la suite du docteur, ses yeux se voilent. Émue, elle observe la nuque transpirante du médecin aux joues rondes. Elle va enfin pouvoir souffler un peu. Elle pense à tout ce qu’elle a laissé derrière elle. Sa presqu’île lui manque. Ses toits en ardoises et ses hortensias bleus. Ses senteurs d’embruns et de bois flotté. La douceur de la mousse qui s’étire sur les pierres de sa maison. Son vieux chat, Gaston. Elle est si loin à présent. Elle, qui a grandi avec le chant des mouettes, et le crépitement de la galette-saucisse qui dore dans la crêpière. Elle sourit. Puis soudain, se souvient, et s’assombrit. Le soir où tout a basculé, Alex, son petit ami l’a quittée. Dans un excès de colère, il a claqué la porte pour retrouver ses potes de beuveries sur la plage. Le lendemain, on retrouvait son cadavre, et ceux de ses amis, parmi les rochers, décharnés et plats comme des os de sèche.
En France, l’invasion a débuté à la mi-juillet, au Nord-Ouest. Une seule nuit a suffi pour semer le chaos. Quelques heures sous les étoiles. Tout s’est passé très vite. L’intégralité du réseau électrique a rendu l’âme. Plus d’éclairage, plus de transport, plus de réseau internet. « IEM : Impulsion Electro Magnétique » leur a expliqué, plus tard, le docteur. Dans un silence absolu, les premiers vaisseaux se sont stabilisés au-dessus de l’Océan Atlantique. Ils étaient des centaines, gigantesques et ovales, prolongés par une multitude de tiges recouvertes de sphères molles et lumineuses. Nuée fantomatique, immobile et muette au-dessus d’une mer d’huile. Disparus, les vagues, le ressac, le vent. Le temps suspendu. La nature s’est endormie, elle s’est piquée le doigt sur un fuseau maudit. Tôt le matin, les promeneurs de chiens et les joggeurs insomniaques, ont découvert une immensité d’engins inertes sous un soleil groggy. Et toujours ce silence. Pas un oiseau. Pas un insecte. Le ciel était vide. Vide de sens. Un creux sans vie, une fosse à nuages. Assurément les visiteurs connaissaient déjà bien les Hommes et leur curiosité irrévérencieuse. Ils n’ont pas bougé. Comme l’araignée qui tisse sa toile, préparant consciencieusement le linceul de sa proie, ils ont patiemment attendu que ces derniers viennent à eux. Beaucoup de gens ont fait le déplacement pour voir ces étranges vaisseaux. Puis en fin d’après-midi, les bestioles ont quitté leur navire astral, et envahi les plages et le centre ville. La rumeur a couru qu’ils paralysaient leurs victimes de leur regard hypnotique et qu’ils se nourrissaient de leurs entrailles.
Ce jour-là, Sonia a quitté sa maison près des dunes. Elle a enfilé ses vieilles chaussures de randonnées, emporté quelques provisions, et laissé un mot à sa voisine pour lui donner Gaston. Elle a marché longtemps, d’abord seule, avec son gros sac à dos d’étudiante botaniste fauchée ; puis au fil de son exode, un groupe de voyageurs s’est formé, et des amitiés sont nées.
A Allauch, la petite équipe de réfugiés bretons patiente dans le hall de l’Hôtel de Ville. Le docteur Baltayan s’entretient à l’étage, avec le maire et le colonel Tessier. Sonia, elle, a préféré rester dehors à l’ombre d’un olivier tout tordu. Pour la première fois depuis longtemps, devant les jolies bâtisses qui décorent les rues de leurs tons ocres chaleureux, elle se sent en sécurité. Elle sait qu’à partir de maintenant, le combat est peut-être gagné. Car il y a peu, au milieu de ce chaos, un miracle s’est produit :
Il y a de cela trois jours, les marcheurs ont décidé de faire une halte dans un petit village pour dénicher de quoi manger. Mais dès leurs premiers pas dans les ruelles étroites, ils ont été frappés par le silence environnant. Un silence, si prégnant, si troublant. Semblable à celui éprouvé lors de l’invasion. Les rues, les places, les bancs étaient vides. Les maisons, les cours, les allées étaient désertes. Mais surtout, dans le ciel, encore une fois, pas un oiseau, pas un insecte. Le spectre d’une ville dans la chaleur de l’été.Un squelette de pierres. Devant la station essence, quelques meubles gisaient, éparpillés dans la poussière et l’huile de moteur, brisés, cassés; sans aucun doute, les vestiges d’une lutte improvisée.
Sonia avait affreusement chaud. L’air était sec. Le soleil brûlait. Le bitume fondait.
Ernest, soixante-dix-huit ans, la dent jaune et rare, mais le regard franc, tendit sa gourde à la jeune femme :
— Tiens, bois un coup, ma belle. Faut s’hydrater par cette chaleur !
Ernest était gentil, mais fortement porté sur la bouteille. Le docteur lui faisait sans cesse la morale au sujet de sa Thermos qui empestait le Pastis anisé. C’était devenu une plaisanterie entre les deux hommes.
— Non merci, Ernest. C’est pas encore l’heure de l’apéro pour moi ! Retente ta chance vers 19h, répondit Sonia.
Ernest, amusé, plissa le nez et s’esclaffa en montrant ses chicots.
— Bon sang ! Bois donc, je t’dis ! C’est une gourde d’eau celle-là, promis ! Tu vas tourner d’l’œil si tu continues !
Sonia prit la bouteille en métal tiède entre ses doigts moites. L’eau, à l’intérieur, était bien fraîche.
Au même moment, deux gamins de dix-douze ans débarquèrent de nulle part en poussant vigoureusement un caddie de supermarché rempli de victuailles. Les roues du chariot se contorsionnaient dans les trous du goudron abîmé. Les enfants peinaient à le faire avancer. S’apercevant de la présence de Sonia et des autres, celui qui semblait le plus âgé, leur fit signe de la main. Puis il s’approcha en courant.
— Faut pas rester là. Y a encore quelques bestioles qui traînent, surtout du côté de la piscine municipale, dit il, essoufflé, avec son accent chantant. Faut vite dégager de là ! On s’est fait attaqué c’matin. Y a même un vaisseau qui s’est planté l’nez dans la supérette ! Restez pas là ! Fuyez !
— Elles cherchent de l’eau, a crié le deuxième gosse derrière. Y a que ça qui les intéresse ! Trouvez un endroit où y en a pas ! Tu viens, Max. On s’en va !
D’un coup, provenant de la supérette derrière eux, un énorme fracas rocheux et métallique retentit, pareil à l’effondrement d’un bâtiment. Un braillement inhumain raisonna, répercutant sa souffrance sur les façades blanches des maisonnettes.
— Max, grouille toi, on s’tire ! On r’viendra plus tard !
Les deux enfants, terrorisés, se chargèrent les bras à la va-vite de boites de conserves, de biscuits et de boissons, et partirent en courant comme des fous, abandonnant leur caddie à l’asphalte.
— On devrait peut-être les suivre… ? dit tout bas, la petite Suzanne, la gorge nouée par la peur. Maman, qu’est-ce que t’en penses ?
La mère était pétrifiée, muette ; son regard bleu clair fixait l’entrée de l’impasse d’où étaient sortis les enfants : le parking du petit supermarché.
Sonia inspira profondément. D’un pas mal assuré, elle s’avança. Ses compagnons la suivirent, hésitants. Au détour de la rue, ils tombèrent dessus : le vaisseau. La moitié de l’engin s’était encastré dans le mur du bâtiment. Le parking était recouvert de gravas et de poussière, de déchets alimentaires, de papiers gras, d’objets détruits. Un mannequin sans tête traînait au milieu des débris de parpaings, et exhibait ses dessous en dentelle à bas prix. Une partie du toit venait de s’effondrer, écrasant sous son poids, une créature qui s’apprêtait très certainement à sortir du dédale de maçonnerie.
Une des « bestioles ». Sonia et les autres n’en avaient jamais vu d’aussi près, puisque si on s’approchait trop, leur regard paralysant officiait. Là, c’était différent, car la bestiole était immobilisée et souffrante. Elle avait l’air « hors service ». De l’orifice qui lui servait de gueule, s’échappait une plainte déchirante de détresse. Comme elle était allongée, on pouvait aisément détailler sa forme et sa grandeur. Au moins quatre mètres de long. Son crâne était lisse et humide. Sa peau avait l’aspect irisé de la nacre. La bête n’avait pas de jambes mais une queue, semblable à celle d’un serpent de mer, colossale. Un mollusque géant. Elleaspirait goulûment l’eau d’une bonbonne à l’aide de sa trompe visqueuse. Elle ne se rendait même pas compte qu’on l’observait, toute occupéequ’elle était, à boire le liquide précieux.
« Elles cherchent de l’eau. Y a que ça qui les intéresse ! » « Trouvez un endroit où y en a pas ! » « Faut pas rester là... surtout du côté de la piscine municipale. »
Les deux gamins avaient raison. Ce qui intéressait les bestioles, c’était l’eau. Les engins, au-dessus des mers et des océans. Les cadavres, retrouvés desséchés dans les rochers… Elles extrayaient l’eau de la Terre, et se repaissaient de celle de nos corps.
Une boule d’angoisse surgit dans le ventre de Sonia.
— Ça suffit ! On dégage d’ici ! Tout de suite !!
Suzanne et Audrey, terrorisées, se précipitèrent vers la sortie du parking, tandis qu’Augustin courait déjà loin devant, entraînant sa femme dans sa course. Le visage du docteur était livide, proche de l’évanouissement. Un torrent de gouttes de sueur inondait son faciès, puis enfin, il sortit de sa léthargie, et fila droit devant. Ernest, lui, avait totalement disparu.
Sonia, restée seule, eut juste le temps de vriller les talons lorsque, dans son dos, un autre cri rauque raisonna. Plus fort et plus intense que celui de la bestiole blessée. Celle-ci avait l’air tout à fait opérationnelle… La jeune femme déglutit longuement, statufiée par la terreur. Le cœur battant à tout rompre, elle n’osa pas bouger tout de suite. Deuxième cri rauque. Sans un geste brusque, elle fit face à la bête, en évitant de croiser son regard. Un spécimen d’environ trois mètres de long se dressait devant elle. Il se tenait en partie dressé sur un mètre quatre-vingt ; tandis que le reste du corps, sa queue, traînait sur le côté, en se tortillant dans la poussière. Son buste était large comme une armoire bretonne… ou provençale… Au travers de sa peau, presque phosphorescente, ses organes vibraient, autoroute rapide et lumineuse. Il ouvrit une large gueule, semblable à celle d’un poisson, et laissa entrevoir une mâchoire aux dents acérées. Les muscles de la jeune femme se tendirent. Tout son être était aux aguets. Elle chercha un pavé, un morceau de brique, un bloc de parpaing, peu importe… un projectile suffisamment lourd pour assommer son prédateur et avoir le temps de fuir ; mais les plus gros gravas étaient loin.
Tout à coup, à l’arrière plan, Ernest sortit du supermarché en titubant, deux bouteilles de Pastis à la main. Sonia écarquilla les yeux. Tout sourire, il lui fit un petit coucou silencieux, puis posa doucement son index sur la bouche. A pas de loup, il s’approcha du dos de la bestiole, et subitement, dans un élan de rage inattendue, il lui fracassa les deux bouteilles d’apéritif de chaque côté du crâne. Le verre éclata en mille morceaux. L’alcool anisé, dégoulinant sur la tête du monstre, s’infiltra dans ses yeux globuleux et dans sa trompe gluante. Il hurla de douleur et de colère. Tel une furie, il se retourna, les crocs sortis, prêt à étriper son agresseur. En un éclair, Ernest fut paralysé. La queue massive saisit le vieil homme et le serra violemment. Sonia tremblait de frayeur. Brusquementla bestiole relâcha son étreinte. Les pupilles exorbitées, sa peau devint opaque et noire et de la bave malodorante sortit de sa trompe. Puis elle s’affaissa, terrassée. Personne ne comprit ce qui venait de se passer. Ernest se releva, désorienté. Sonia inspecta le cadavre et le poussa du bout du pied pour vérifier que la chose était bien morte.
C’est alors qu’une brise légère flotta dans l’air, exacerbant le parfum délicat de l’anis vert… Pimpinella anisum. Sonia s’écria :
— Bah merde, alors ! On vient de trouver leur point faible. Les bestioles sont allergiques au Pastis… enfin, à l’anis. Mon vieil Ernest, tu viens de sauver le Monde !!
Une fois le récit de cette histoire terminé, le docteur Baltayan dévisage le colonel Tessier. Il attend une réaction, une vivacité, un déclic dans l’œil brun de l’officier. Ce dernier a écouté son ami avec beaucoup d’attention. Cependant, de toute évidence, il lui faut davantage de preuves. Mais la rumeur est lancée. Des preuves, le docteur Baltayan lui confirme qu’il en aura bientôt. Car tout près d’eux, tout autour des discrètes collines, sous un soleil ardant et salvateur, certains amoureux de la terre cultivent déjà l’anis vert depuis des lustres. Qui aurait cru que l’apéritif préféré de nos grands-pères deviendrait un jour une arme de destruction massive et sauverait l’humanité ?
Leblogasof - écrit en Novembre 2021

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