LES VIEUX DEBRIS BRIDES
- Sophie Royer
- 21 févr. 2022
- 4 min de lecture
Danielle, de sa petite main tremblante aux doigts tordus, écrase le rouge carmin sur ses lèvres. Dans le miroir de la salle de bain, elle s’observe. Ses joues, roses et ridées, amaigries par le temps, soulignent ses pommettes, dévoilant davantage le creux sombre tout autour de ses yeux.
Danielle a quatre-vingt huit ans.
Elle sourit pour vérifier ses dents. Elles sont encore correctes. Le sourire lui va bien. Elle cherche ensuite sa barrette-peigne dorée dans sa trousse de toilette en tissu rose moiré, mais ne la trouve pas. Moment de trac. Contrariété. Où a-t-elle bien pu poser sa parure préférée ? Décidée, la voilà qui s’empresse de chercher l’objet tant désiré ; ses jambes, raides comme des bâtons, s’activent à petits pas pressés, en un instant dans la chambre tout est retourné. Dessus de lit froissé, sourcils froncés. Poils de tapis tapotés, bouche pincée.
Danielle déteste perdre ses affaires.
Étagère, chevet, fougère, gilet. Fauteuil, tiroir, portefeuille, foulard. Tout est examiné. Brusquement Danielle s’arrête, droite comme un piquet, elle essuie ses lunettes. Puis les mains sur les hanches, immobile, déterminée, elle observe la pièce avec grande attention. Une lueur vive s’immisce derrière ses double-foyers, et soudain elle acquiesce. Elle se souvient : la coquette barrette, sournoise, s’est sûrement glissée derrière le fer à lissé. C’est ici même qu’elle l’avait déjà retrouvée mardi dernier. Victoire ! Elle va enfin pouvoir finir sa métamorphose de poupée. Heureusement que la fête est loin d’être commencée. Soulagée, elle récupère le bijou, triomphante, et le bloque avec précision contre sa tempe blanche. Elle sourit. Elle a encore de beaux cheveux. Le chignon lui va bien.
Quinze heures sonnent à l’horloge. Danielle est prête. Mais elle déteste arriver la première. Là voilà qui patiente sur son sofa fané, sa fine paume caresse le vieux velours rose poudré. Elle se souvient, de ce soir de décembre où, au bras de Jacques, dans la vitrine du grand magasin, illuminée par les feux de Noël, elle avait remarqué le canapé.
Combien de dimanches en famille, combien de soirées entre amis, combien d’ acrobaties d’enfants, as-tu connu ? Vieil ami élimé par les ans. Te rappelles-tu de lui ? De la futile fumée de nos viles cigarettes ? De ses fiévreuses mains sous mon pull étriqué ? Tant de fois, nous nous sommes aimés sur tes coussins ventrus. Antique témoin muet de mon amour perdu. A présent il n’y a plus que toi et moi entre ces quatre murs. Deux vieux débris bridés.
Danielle soupire. Le balancier de l’horloge continue de compter le vide des minutes. En face d’elle, sur le meuble acajou, Jacques, en photo, l’observe avec un large sourire. Son regard bifurque vers la baie vitrée. Depuis le quatrième étage, la ville interminable s’étire à perte de vue, remue ménage perpétuel des autos qui défilent, remue méninges cruel de la vie qu’on effile. Quatre ans que Danielle vit aux Glycines. La plupart des habitants d’ici ne dépassent pas les trois ans, alors Danièle est contente. Elle s’est bien habituée à cette existence organisée. Elle n’est pas malheureuse, mais pas heureuse non plus. Les jours s’écoulent entre la salle commune et sa chambre d’étudiante obsolète. Souvent le dimanche, son fils Paul vient lui rendre visite sans sa femme. Il apporte une appétissante pâtisserie qu’elle dévore goulûment. Elle s’empresse de l’avaler de peur qu’un vieux vienne lui voler. La crème au beurre dégouline sur son menton.
Danielle n’aime pas les vieux.
Quinze heures quinze à l’horloge. Elle jette un œil à ses chaussures. Elles sont élégantes. Les talons lui vont bien. Soudain Danielle capitule sur son antiquité capitonnée. L’attente est trop longue. Menues gambettes vite levées, la fluide et maigre silhouette se décide à partir. Le couloir encombré de guirlandes en papier est désert ; l’odeur, familière, mélange d’urine et de soupe en brique, lui saute aux narines. En entrant dans l’ascenseur, elle aperçoit au loin madame Martin et lui fait un signe de la main. Danièle aime bien madame Martin ; dommage qu’elle sente le chien. Les portes de la boite métallique se ferment, puis une voix synthétique de fausse femme affable lui annonce le rez-de-chaussée.
Danielle est toute excitée.
Dans le couloir aseptisé, la voix d’Aznavour raisonne : « Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître… » . En entrant dans la salle, Danielle est médusée. Le réfectoire a été merveilleusement décoré par Monique, l’animatrice. Des myriades de fleurs en plastique inondent les murs sinistres de leurs couleurs chatoyantes. Une quarantaine de chaises délimitent la piste de danse ; et placée près du copieux buffet, la tribu des copains roulants a de la chance, elle va pouvoir s’empiffrer. Gaby, le kiné, lui tend un gobelet : « Quelle belle idée ce thé dansant ! ». Poudre de rose, eau de lavande, parfum de laque : les locataires font leur entrée. Les uns après les autres, suivis d’une aide soignante, ils paradent, fiers dans leurs habits du dimanche. Jacques Brel entonne sa valse à mille temps. Certains s’enhardissent et s’invitent pour une danse. Les visages se détendent, les yeux pétillent, les langues se délient, les déambulateurs fricotent. Collées au gros radiateur, trois mamies presque momifiées semblent mener grande discussion. Soudain elles pouffent de rire comme des adolescentes hystériques. Danielle les observe avec bienveillance.
Le temps nous dévore. Bouquet fané aux veines noircies.
Et voilà que tout à coup, le cœur de Danielle chavire. Ses maigres mains, tremblantes d’émotion, ont du mal à serrer le gobelet. Troublées, les menottes qui gigotent. Quatre vingt dix ans, cheveux argentés, cravate en soie, l’élégant Victor l’invite à valser. Rouge aux joues. Sourires échangés. Entre les bras de son cavalier, à cet instant, précisément là, elle laisse éclater sa joie.
Danielle n’a plus quatre-vingt-huit ans.
Qu’ importe, la mort des minutes ou des heures, pourvu que le vent de la danse me souffle sa fraîcheur.
Leblogasof-Décembre 2021
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